jeudi 23 septembre 2010

23 septembre 2010 : de la tyrannie



Mais que fera le sage si on lui donne un soufflet ? — Ce que fit Caton, quand on le frappa au visage ; il ne s‘emporta pas, il ne se vengea pas de l‘injure, il ne la pardonna même pas, mais il nia qu‘on lui eût fait une injure ; il était d‘une âme plus grande de l‘ignorer que de la pardonner.
(Sénèque, De la constance du sage)


La tyrannie est partout présente : celle des parents sur les enfants, des professeurs sur les élèves, celle des grands de ce monde sur les petits (au moment où nous manifestons, il est bon de rappeler que des millions de personnes ont une retraite inférieure au smic), celle des intellectuels sur les supposés obtus (ah ! cette manière qu'ont les critiques patentés d'assassiner le film de Bouchareb, premier film à donner une vision juste de la guerre d'Algérie, de ses racines, de sa violence, quand on connaît la vacuité de tant de films nombrilistes français !)... Bref, combien il est dur de maintenir une âme paisible en ce monde tourmenté. « Nous avons appris combien notre personnalité est fragile, combien, beaucoup plus que notre vie, elle est menacée », nous confie Primo Lévi dans Si c‘est un homme. Et j'en connais une dose, sur la fragilité !
Aussi je voudrais ici parler au nom de tous ceux qui sont fragiles, dont la personnalité a été esquintée par le manque d'éducation, par la misère, par la ségrégation sociale, par les insuffisances d'amour. De ceux qui continuent d'être écrasés par une société qui laisse à sa porte des catégories entières d'individus. « Ce que nous voulons, désirons avec constance, que nous appelons de nos vœux, l‘amour, la concorde, la générosité et la satiété, après quoi nous courons, éperdus, époumonés, ne pèse guère en regard de la nécessité de l‘instant, âpre, mauvaise et bestiale, quand se présente la question abrupte du besoin », ai-je lu chez Anne-Marie Garat, dans Les mal famées. Oui, le besoin ! On devrait d'ailleurs dire les besoins : ceux, essentiels, de se nourrir, de se vêtir, de s'abriter du froid, de s'éduquer, de se cultiver, de se soigner, d'aimer, de travailler, de s'accomplir. De vivre, en un mot. Et puis, ceux artificiels, de plus en plus nombreux, développés depuis les progrès de la civilisation industrielle, qui a jeté les bases d'une économisation générale de toute l'activité humaine : déjà, il faut bien constater pour reprendre les termes précédents que se nourrir, se vêtir, s'abriter du froid, se cultiver, relèvent depuis un bon bout de temps de l'économie. De plus en plus, s'éduquer, se soigner, vont aussi en relever (c'est déjà le cas dans le tiers monde). Aimer aussi d'une certaine façon, car comment vivre à deux et à plus quand viennent des enfants, quand on est sans le sou ? Et ceux qui ont les moyens défendent cette marchandisation avec âpreté, mauvaiseté et bestialité, il n'y a aucun doute.
Je relève chez Montaigne (Les Essais, I, 32.1) : « Il est temps de mourir quand il y a plus de mal que de bien à vivre, et conserver notre vie au prix de la souffrance et de la déchéance, c‘est aller contre les règles mêmes de la nature. » Peut-être avons-nous oublié ça aujourd'hui, où l'on prolonge bien inutilement des vies qui n'ont plus aucun sens, car il y a aussi une tyrannie de la médecine. Je crois aussi que nous avons oublié que « la vie des autres, de celui avec qui on partage le cours des jours, même si ce n‘est pas pour longtemps, dépend entièrement de nous, de nos paroles, de nos actes et de nos décisions » (Anne-Marie Garat). Et que nous pouvons largement influer sur leur degré plus ou moins grand de fragilité.
Et c'est pourquoi il convient de protester (je ne suis pas protestant pour rien), de manifester. Quand on voit la corruption au plus haut niveau aujourd'hui, on ne s'en cache plus on ne peut accepter que les retraites soient mises à mal ; il est vrai que c'est une conquête ouvrière, que le patronat n'a jamais digérée, ni vraiment acceptée, pas plus que les congés payés. J'ai bien observé cet état de fait lors de mon séjour au Maroc en 1969, quand je demandais : « Est-ce que vous leur payez des congés ? , et qu'on me répondait : « Mais ces gens-là n'en ont pas besoin ! » avec un aplomb imperturbable. L'horreur et la barbarie étaient là, sous mes yeux, et je pense que ça a plutôt dû empirer depuis, puisqu'il y a de plus en plus de travail au noir en France même. Des gens qui ont du superflu à revendre se permettent de juger de ce qui est nécessaire aux autres ! C'est pareil avec les retraites. Ces gens qui n'ont jamais travaillé (donner des coups de fil à des traders n'est pas un travail, selon moi), qui souvent se sont contentés d'hériter, qui ont des revenus colossaux les mettant à l'abri de tout (ils peuvent placer sans sourciller leur vieille grand-mère dans des maisons de retraite à 4500 € par mois si ça leur chante, dès que cette dernière les dérange), ces gens-là, mégotent sur le départ à soixante ans, alors qu'on sait très bien que la durée de vie au-delà de cet âge est maigre pour ceux qui ont eu un travail et des conditions de vie difficiles. Quand on est dans leur état bienheureux, on devrait se taire, et ne pas commanditer dans Le Figaro des sondages bidon.
Nous, bien sûr, nous n'avons pas « cette assurance inaltérable et ce sentiment de légitimité que j'avais remarquées chez les personnes bien nées », dont parle Patrick dans son dernier roman, L'horizon. Nous aimerions, comme le héros de ce livre, remarquer que « pour la première fois, [nous avons] dans la tête le mot : avenir, et un autre mot : l'horizon ». En est-il ainsi pour nos jeunes ? J'en doute fort. Même les étudiants n'ont qu'une liberté relative : maintenant pour s'inscrire dans certaines licences, si on vient d'un BTS, c'est parfois impossible. Il suffit d'être issu d'un milieu humble, de ne bénéficier d'aucun appui, (« Ils n'avaient décidément ni l'un ni l'autre aucune assise dans la vie. Aucune famille. Aucun recours. Des gens de rien. Parfois, cela lui donnait un léger sentiment de vertige », toujours chez Modiano), de ne pas savoir maîtriser le langage des profs (ceux qui font les entretiens, j'ai vu un peu ce que ça donnait quand j'étais membre de jury de concours, cette morgue souveraine, la même qu'on voit chez nos ministres), pour que le couperet tombe : « non récupérable ! », comme le héros de Sartre. Modiano nous dit aussi : « Il essayait vainement de se rappeler dans quel livre était écrit que chaque première rencontre est une blessure. » Oui, il est des blessures qui ne cicatrisent jamais. Je ne souhaite à personne d'être blessé, même par une parole malheureuse.
Et, puisque j'ai mis en exergue Sénèque, je crois à la vertu du pardon et de l'oubli, qui recouvre peu à peu tout. Mais je comprends aussi ceux qui ne peuvent pas pardonner.

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