lundi 13 septembre 2010

13 septembre 2010 : enchanter le monde


se hâter c'est pour moi, en littérature, se tuer.

(Gustave Flaubert, Lettre à Maurice Schlesinger, fin mars-début
 avril 1857)

Parlons un peu de poésie, ou mieux, de la poésie. Certes, il y a « poésie » et poésie. Il y a le fait de rimer et d'aligner des vers (j'en ai fait pas mal, des mauvais, quelques bons !), et parfois ça peut donner des résultats intéressants, mais enfin, c'est ridicule aujourd'hui de vouloir encore écrire des alexandrins rimés (sinon pour faire de la parodie, comme René de Obaldia dans sa pièce Les bons bourgeois, que nous jouâmes naguère), de composer des sonnets, des ballades et autres rondeaux, ce que j'adorais faire à une certaine période de ma vie. Tout en sachant que je ne pouvais guère rivaliser avec Charles d'Orléans, Du Bellay, Ronsard, Victor Hugo, Baudelaire ou Rimbaud. D'ailleurs, ce dernier nous a définitivement dégagé des contraintes de la versification et de la rime.
Aujourd'hui, nous sommes au-delà du poème classique et, bien que les poètes amateurs soient toujours nombreux à écrire encore en vers traditionnels après tout, ça ne fait de mal à personne et au moins savourent-ils encore, je le suppose, les poètes classiques et romantiques, alors qu'aujourd'hui il n'y a plus grand monde qui lit ces auteurs si nous sommes poètes, nous devons aller vers un ailleurs. Pour en finir avec les classiques, le dédain de la majorité envers les grandes œuvres littéraires ne date pas d'aujourd'hui : Flaubert notait déjà dans une lettre à Louise Colet (22 novembre 1856) que « le bourgeois (c'est-à-dire l'humanité entière maintenant y compris le peuple) se conduit envers les classiques comme envers la religion : il sait qu'ils sont, serait fâché qu'ils ne fussent pas, comprend qu'ils ont une certaine utilité très éloignée, mais il n'en use nullement et ça l'embête beaucoup, voilà. »
D'une certaine façon, ce que disait Flaubert des classiques en général, on pourrait le dire aujourd'hui de la poésie. Chacun sait qu'elle existe, serait sans doute très embêté qu'elle ne fût pas, estime que, oui, hum, elle peut être vaguement utile, mais au fond, perdu dans le flux général de la télévision et des autres médias, des jeux et divertissements si variés aujourd'hui, chacun se passe volontiers de poésie, j'ai envie de dire, s'en prive. La différence, c'est qu'aujourd'hui, ça n'embête plus personne de s'en passer. Pourtant, la poésie « est ce qui donne au langage signe de distinction de l'humain, sa vraie raison d'être, qui ne saurait s'arrêter au très pauvre souci de communiquer » (Gil Jouanard, La saveur du monde). Voilà le mot : à quoi donc sert le langage ? Aujourd'hui, le langage n'est plus qu'utilitaire, que communication, et quelle communication ? La langue universelle est un anglais minable, de mille mots dans le meilleur des cas. Pour ce qui concerne le français, son usage s'est affaibli au point que dans la conversation usuelle, les gros mots remplacent souvent l'expression de la pensée ; d'où une certaine violence. Alors, la poésie qui distingue l'humain et lui donne une raison d'être ? Flaubert toujours, cette fois-ci dans une lettre à Mademoiselle Leroyer de Chantepie, du 30 mars 1857 : « Goethe s'écriait en mourant : « De la lumière ! de la lumière ! » Oh ! oui, de la lumière ! dût-elle nous brûler jusqu'aux entrailles. C'est une grande volupté que d'apprendre, que de s'assimiler le Vrai par l'intermédiaire du Beau. »
Goethe, poète et quel poète ! réclamait de la lumière en mourant. Flaubert trouvait de la volupté dans le Beau. Je crois que c'est ça, la poésie, de la lumière, du Beau supplémentaires, qui existent autour de nous, mais que tout le monde ne voit pas, que le poète, par miracle, découvre, fait surgir, remonte à la surface. Jean Follain nous rappelle (dans Tout instant, poèmes en prose) : « Il y a un jour où tout à coup j'aperçois cet objet qui, depuis dix ans, était sous mes yeux et qu'en réalité je n'avais jamais véritablement vu. » Le grand Andersen lui-même (je ne sais s'il a écrit des poèmes, mais ses Contes, encore une lecture à recommander, sont débordants de poésie) note dans Le livre de ma vie : « Car chaque jour qui passe est sans cesse davantage poésie pour moi ; la poésie pénètre ma vie et je crois que la vie elle-même est un grand poème étrange. »
Je me souviens d'une conversation avec mon ami écossais Pat F. en 1976, juste avant qu'il ne quitte Auch, me laissant quelque peu désemparé comme à chaque départ, et où je lui disais que la poésie allait m'aider à supporter son absence. Non seulement la poésie que je lisais, mais aussi celle que j'écrivais (et même si elle était très mauvaise). Car comment comprendre la poésie sans la pratiquer, la lire, sans en écrire ? On entend souvent les gens dire : « la poésie, j'y comprends rien ! » Dans Les mots pauvres, de Christiane Veschambre, la narratrice rapporte : « Avant, je ne savais pas lire la poésie. […] Je pensais n'être pas suffisamment intelligente pour elle. À présent, il me semble au contraire qu'elle est consentement à la simplicité. Qu'elle ne demande, à celui qui la lit, que de s'abandonner. De se quitter. » Merci à Frédéric de m'avoir fait découvrir ce beau texte au Chambon-sur-Lignon.

Imagine-t-on en effet une compréhension de n'importe quelle matière ou activité, sans la connaître ou sans la pratiquer ? Peut-on parler de jardinage sans en faire ? Peut-on parler de vélo, d'exercice physique d'une façon plus générale, sans pratiquer ? Peut-on avoir un avis sur le cinéma, le théâtre ou la musique sans jamais se déplacer à un spectacle ? Peut-on parler de religion sans lecture des livres sacrés ? Eh bien, on se permet pourtant d'avoir des avis définitifs sur la poésie, sans jamais en lire une ligne – j'entends évidemment de poésie contemporaine, car tout le monde a lu, par obligation, de nombreux poèmes dans son cursus scolaire – et d'estimer que la poésie, c'est pour happy few (c'est élitiste, le gros mot actuel, avec intello, et des gens comme Sarkozy jouent là-dessus), totalement hermétique, abscons, fumeux, incompréhensible, opaque, illisible... Bien évidemment illisible pour ceux qui, de toute façon, ne lisent jamais rien. Mais la poésie, c'est la capacité à investir le texte d'autrui, à se laisser porter par le temps (la poésie doit se lire lentement, se déguster, certainement pas se lire au kilomètre comme un polar), c'est-à-dire en ré-apprenant à lire... Commencer sa journée par la lecture d'un poème (il en est de très courts, les haïkus japonais par exemple), comme d'autres commencent par une prière ou d'autres encore par des exercices de souffle et d'assouplissement, c'est se donner les moyens d'apporter du sens à la journée qui vient, de donner de la respiration à nos poumons comprimés par le stress, d'assouplir notre désir de bien vivre la journée, d'attendre ou d'atteindre Dieu peut-être, qui sait ?
En tout cas, si l'on ne sait pas quoi lire, il existe des poémiers du quotidien (j'en ai deux, malheureusement, je ne les ai pas encore retrouvés dans mon foutoir, je n'ai pas encore fini de tout ranger, mais je vous donnerai les références dès que je les aurai récupérés), qui proposent un poème par jour, avec une reliure à spirale, il n'y a qu'à tourner pour aller à la page suivante. Et je dois avouer que ce genre de lecture nous change de « ce semblant d'abondance qu'un agenda rempli donne à une vie » (encore Christiane Veschambre, Les mots pauvres). Car la poésie n'est pas du remplissage, du tapage et des sensations fortes, ni une drogue tape-à-l'œil, ni du toujours plus, ce quantitatif qui nous étouffe ; non, ce serait plutôt du « toujours moins » (et la preuve, c'est que quand on écrit des poèmes, on a toujours envie de les réduire, de les raccourcir, des les écrémer, d'essayer de trouver la quintessence des haïkus), mais ce moins nourrit l'intérieur, tandis que l'agenda ne remplit que l'extérieur ! C'est un peu comme l'amour : comme le dit à la fin du film le héros de Garçon stupide, « je ne veux pas baiser tout le monde et n'aimer personne », fuyons le remplissage et le quantitatif !
Et n'oublions pas qu'« un chagrin n'est pas ce qui nous quitte / mais du legs », comme nous le rappelle Jean-Baptiste Para, dans son beau recueil Arcanes de l'ermite et du monde. Encore un poète que j'ai rencontré au Chambon-sur-Lignon. Et, au moment où Lucile me quitte, elle me laisse en legs la beauté du monde, son calme, sa sérénité. Aussi terminerai-je par un petit poème de Oktay Rifat, poète turc, pour montrer aux incrédules que la poésie n'est ni hermétique ni incompréhensible, mais simplement un peu de Beau, un peu de lumière, ajoutés sur la surface ô combien bosselée et biscornue de notre monde, et aussi un lien d'amitié entre les peuples, au même titre que la musique.
Du pain et des étoiles

Du pain sur les genoux
Les étoiles au loin, très loin.
Je mange du pain en regardant les étoiles.
Je suis si absorbé, ô oui, tellement
Que parfois je me trompe, au lieu de pain
Je mange des étoiles.
Oktay Rifat

Aucun commentaire: