mercredi 15 septembre 2010

15 septembre 2010 : les petits riens

je sus tout à coup que j'avais été béni des dieux. Il y eut une multitude de faux-pas et de fautes, chacun suivi, semble-t-il très souvent, d'un miracle.
(Eddy L. Harris, Harlem)


6 h 30. Un brouillard comateux enserre les tours, au point que la maigre lueur émanant des réverbères et des projecteurs (il fait encore nuit, même si on soupçonne vers l'est, la naissance du jour) semble une source de chagrin, empêchant de voir comme d'habitude briller de mille feux la ville ennuitée. Là, plus question d'apercevoir les dernières étoiles s'envoler dans le champ des nuages, le ciel fait corps avec la terre, cède au souffle de ses bras, se laisse envelopper, manger par la planète. Du coup, j'ai l'impression qu'elle n'est plus ronde, il n'y a plus d'horizon, il y a quelque chose d'oblique, comme une balance qui ne donnerait qu'un poids indirect. Et je crois alors le monde immobile. C'est l'heure de la contemplation, le moment de capter un brin d'éternité, un instant de grâce, peut-être un rêve de Dieu ?
8 h. Après le petit déjeuner, une brève toilette (tiens, pas d'eau chaude, deuxième fois en quinze jours, voilà qui me replonge dans la trivialité, après ces moments d'extase), je me mets en tenue, et descends voir dehors si j'y suis, essayer de manger la joie de courir, de me voir à soixante-cinq ans (à peu de choses près) encore capable de sentir mes pieds, mes chevilles, mes jambes, mes genoux, mes cuisses, mes hanches, mon ventre, mes bras, mon souffle et ma tête trouver un refuge sûr au sein de soi, dans cet exercice si simple : courir. Il est certain que si je vivais sous les Tropiques, je garderais en permanence les jambes nues, c'est d'ailleurs ce que j'ai fait en février en Guadeloupe. L'autre jour, la libraire me faisait part de son étonnement en me voyant en bermuda : « Toujours en vacances ? » Comment lui expliquer que, d'une part, je suis condamné aux vacances perpétuelles et surtout que je préfère de loin les culottes courtes aux pantalons longs. Ce fut le drame de mon adolescence, ce passage-là, dont je savais qu'il marquait la fin de l'enfance, vers quoi, je ne savais pas, mais quelque chose d'aussi nébuleux que ce brouillard qui m'entoure, vers ce monde des adultes dont le regard fait frémir, monde dont l'horizon me paraissait rétrécir au fur et à mesure que je grandissais. J'aurais voulu rester enfant, d'ailleurs je le suis resté longtemps, et peut-être même toujours.
Bref, courir fait aussi partie des plaisirs enfantins que je retrouve. Je me souviens encore de Mathieu en Guadeloupe. Quand il a su marcher, il ne marchait pas, il courait, il galopait, et nous passions notre temps à le suivre, car il courait à la découverte du monde, du sable, de l'eau, des rochers, de la montagne, des nuages, des palmiers, des arbres à pain ou des bananiers, des autres, des voitures (à deux ans et demi, il reconnaissait toutes les voitures à leurs marques), et il ne se souciait guère de savoir si on était derrière lui ! Quant à Lucile, comme son enfance s'est déroulée en ville, et que pareillement c'était une coursière, une galopeuse, quand nous étions sur les trottoirs des axes fréquentés, elle a eu droit à un harnais pour l'empêcher de faire des écarts trop grands dans la rue, au milieu de la circulation : qu'elle nous pardonne ! Voilà, courir est donc on ne peut plus naturel (comme sauter d'ailleurs : grands dieux, ce que j'aimais sauter à cloche-pieds quand j'étais petit, et comme j'aimerais encore pouvoir le faire dans les rues piétonnes, si je n'avais pas peur qu'on m'embarque pour l'asile !), et dommage qu'on l'ait oublié.
Bien sûr, il y a la compétition, les championnats, les jeux olympiques... Mais tout cela est devenu tellement frelaté, et où est le plaisir ? Le plaisir de la gratuité, de la légèreté du feu invisible que l'on sent vibrer sous nos pieds, parce qu'on fait ça pour rien. Rien. Voilà le mot qui nous permet de nous glisser dans les interstices du monde, de ce monde où on est plutôt envahi par le trop-plein. Et, dans le brouillard de la campagne — car dans ma boucle usuelle, je sors des maisons pour des chemins — alors que je m'arrête pour faire mes exercices d'assouplissement, de qi gong et de prière, au grand ébahissement d'un homme et de son chien (ce dernier marque un temps d'arrêt et me contemple !), je me laisse imprégner par ce vide, par ce rien, par cette conquête de l'inutile, mordillé par la mer de brume qui m'enveloppe, ne me demandant plus ce que je fais ici, cédant à un moment d'innocence.
Et, en repartant, en reprenant mon petit trot, je repensais à ce mot de Pascal que cite le moine-médecin dans Des hommes et des dieux : « Les hommes ne font jamais le mal si complètement et joyeusement que lorsqu'ils le font par conviction religieuse. » Je me disais que ces hommes qui font le mal ont oublié, tout simplement, qu'ils ont été autrefois petit enfant, capables d'apprécier le rien. Capables de s'amuser d'un rien, capables de se baisser pour ramasser une feuille, un caillou, n'importe quel objet qui traîne, capables d'essayer de suivre leur ombre, capables de croire qu'on peut éteindre les étoiles en soufflant dessus. Nous avons trop grandi, hélas, et sommes englués dans la société de l'hyper consommation (à l'opposé absolu de ce rien) ; mais si être adulte, c'est avoir oublié la valeur de tous ces petits riens, de tous ces miracles, je ne regrette pas d'être resté très largement enfant.

Aucun commentaire: