dimanche 2 mai 2010

2 mai 2010 : une rencontre


Il connaissait maintenant sa route. Et il savait qu‘elle ne tarderait pas à prendre fin.
(Harry Martinson, La société des vagabonds)

 

Après Léone, Gabrielle.

Rassurez-vous, il ne s’agit pas d’un nom de cyclone, comme il arrive qu’
on en donne aux Etats-Unis. Quoique… Après un cyclone, tout semble recommencer à zéro, l’homme prend plus justement la mesure de sa petitesse devant la nature. D’une certaine manière, ces femmes exceptionnelles que je rencontre (et qui sont pourtant des femmes de peu) passent dans la vie comme des cyclones, et après, ce n’est plus pareil. Parce qu’elles savent y apporter du sens.

J’étais donc invité aujourd’hui par l’Éco-festival de Saint-Pierre de Maillé, un peu endeuillé par les averses, et de ce fait peu visité. Mais tant pis pour les absents. De toute façon, ce genre de manifestation n’est fréquenté que par des convaincus, c’est un peu comme les meetings politiques. Tous ceux qui auraient le plus besoin de comprendre comment le monde tourne mal (agriculteurs industriels, gaspilleurs patentés, pollueurs divers, consommateurs à haute dose, technocrates obtus, hommes et femmes politiques qui ne jurent que par la croissance…) se gardent bien d’être présents là. Alors, on se retrouve entre gens de connaissance, soixante-huitards attardés (ceux qui pestaient – déjà – contre la société de consommation, qui n’en était pourtant qu’à ses débuts, et qui n‘ont pas oublié ou renié leurs idées), paysans bio, baba-cools, marginaux de tous poils… Conteurs (rudement sympas), saltimbanques aussi, et c’est à ce titre qu‘on m‘avait invité. J’ai fait mes lectures pendant les repas (heureusement, il ne pleuvait pas à ce moment-là), en me déplaçant de table en table. De l’inédit, mais au fond pas si bête…

Et c’est comme ça que je suis tombé sur Gabrielle. Elle était assise à une table à l’ombre d’un grand arbre, en compagnie d’une autre vieille dame, et je leur ai proposé une lecture. Elle a écouté avec attention, j’ai remercié puis je suis parti. Plus tard, je suis allé écouter les conteurs, sous la tente prévue à cet effet. Mêlé aux enfants, je me sentais bien à ma place. Et voici que la pluie tombe, et assez drue. La tente se remplit, et on nous emmène Gabrielle, avec une chaise pliante sur laquelle elle s’assoit pesamment. Le conteur raconte l’histoire du singe Maurice (comme il a demandé à l’assistance s’il y avait un Maurice dans la salle, j’ai signalé que c’était mon deuxième prénom, et il a conclu que ça prouve bien que “l‘homme descend du singe”, faisant rire tout le monde). Et nous apprend à la fin du conte un tour de magie que, si je ne l’oublie pas, j’espère bien réutiliser dans mes prochaines lectures, surtout en maison de retraite ou avec des enfants.

Le soleil reparaît, je me dirige vers la buvette et, qui vient s’installer à côté de moi et prendre un café aussi ? Gabrielle ! Visage avenant, encadré de cheveux absolument blancs, elle doit avoir dans les quatre-vingts ans (au moins). Nous causons, elle veut savoir pourquoi je fais ça, si je me fais payer, etc. Et elle me dit qu’elle-même participe depuis une trentaine d’années à une association qui s’occupe de vacances d’enfants, une sorte de foyer subventionné par la DASS. Depuis sa retraite (de tapissière), elle y va chaque année, autrefois environ quatre mois par an, maintenant deux mois et demi (« J’ai vieilli ! ») pour aider aux travaux d’entretien. Elle a fait la cuisine longtemps. Aujourd’hui, elle a repris son emploi de tapissière pour recoudre, rafistoler draps, matelas, torchons, etc., car l’association n’est pas bien riche. Par contre, au contraire de moi, elle est rémunérée, logée et nourrie. Ce qui complète sa maigre retraite.

Et elle me raconte les difficultés rencontrées pour renouveler le personnel de direction (l’actuel directeur a soixante-quatorze ans !), car évidemment, on ne peut pas faire ça pour gagner de l’argent, le salaire est médiocre, et l‘emploi temporaire. C’est de plus un don de soi pendant les mois en question (en gros les vacances scolaires). Il faut être là, présent, sept jours sur sept, c‘est une grosse responsabilité. Les enfants sont devenus bien difficiles à gérer, et, me dit-elle, les moniteurs aussi ! Mais elle garde le sourire tout de même, tant elle sait qu’il y a du sens dans cette quasi oblation. L’humanité est là, présente, on la touche du doigt, et ça fait plaisir. Je lui ai offert mon bouquin (le premier), à charge pour elle de me faire un peu de pub à Saint-Pierre de Maillé pour une éventuelle lecture cet été.

Comme elle est membre actif de l’organisation du Festival, je ne doute pas que ça donnera du résultat. Elle accueille aussi chez elle les pèlerins de Saint-Jacques de Compostelle. Comme ma Léone de Montmorillon, elle est veuve depuis une grande vingtaine d’années et semble avoir trouvé dans l’altruisme un refuge contre la solitude, le vieillissement prématuré, et la peur de tout qui caractérise beaucoup de vieillards. “Car ce doit être un enfer, d’avoir peur de tout”, dit un des vagabonds de Harry Martinsson. Sûr que Gabrielle, comme Léone, se creuse ainsi son petit paradis sur la terre, en attendant de découvrir l’autre, hypothétique.

Ces deux femmes ont compris, comme les trimards de l’auteur suédois que “l‘important […] c‘est de se résigner à son sort avec amour. C‘est seulement ainsi qu‘on peut le dominer. Seuls en sont capables ceux qui ont connu la brûlure de l‘épreuve”. Il me reste à me mettre à leur école, à suivre leur exemple magistral : peut-être alors ne serai-je plus l’homme de trop ? Elles débordent du véritable amour, ces vieilles femmes et, sans tomber dans le mysticisme, je retrouve en elles un écho de l’amour de Dieu chez Jean de la Croix : “Que tu es doux et plein d’amour / Lorsque tu te réveilles dans mon cœur / Où seul en secret tu demeures !”

J’ai lu chez Euripide (paroles prononcées par Oreste dans Électre) : “Il n’y a pas de signe certain de la vertu”. Sans doute, sinon ce serait trop simple. Mais les actes tout de même, les actes concrets, surtout les plus humbles, me paraissent significatifs. Et dans un “siècle aux doigts tachés d’encre [qui] me fait tourner le cœur” autant que celui du personnage de Moor dans Les brigands de Friedrich Schiller, je me dis que de telles rencontres suffisent pour nous remettre le cœur à l’endroit et ne plus nous faire douter de la vie.

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1 commentaire:

Lucien Leuwen a dit…

Je parcourais l'internet à la recherche de cette phrase "Regrets sur quoi l'enfer se fonde", et je suis tombé sur votre blog; que j'ai trouvé très beau & très émouvant.