dimanche 11 avril 2010

11 avril 2010 : prendre le temps


C’est aujourd’hui dimanche, encore dimanche, le jour le plus mortel pour les prisonniers et les solitaires.
(Rosa Luxemburg, Lettre à Sonia Liebknecht, 18 février 1917)


Dimanche, le jour sacré pour les uns, l’ennuyeux dimanche pour d’autres (rappelons-nous la chanson de Juliette Gréco, Je hais les dimanches).

Le culte ce matin était de toute beauté, avec des chansons accompagnées à la guitare, un temps de repos, d’écoute, de partage (on partage souvent plus en écoutant qu’en parlant), un morceau de "vrai" temps, quoi. La femme-pasteur (c’est quand même plus joli que pasteure, non ?) a proposé une méditation sur l’évangile de Jean, 20,19-30. Et surtout sur cette parole de Jésus à Thomas : avance ici ton doigt, regarde mes mains, avance aussi ta main et mets-la dans mon côté… Car Thomas l’incrédule a besoin de voir pour croire, de toucher pour être sûr. Et pourtant l’évangile ne nous dit pas s’il a avancé la main, ni touché. C’est, moi, ce qui m’a frappé dans le passage : a-t-il, oui on non, touché ?

Eh oui, j’ai pris ce matin le temps d’aller au Temple, avec ma lenteur coutumière, après un bref passage au marché. J’ai jeté un œil sur mon futur appartement qui a vue sur le marché, je pourrai donc y aller le mercredi et le dimanche, aux aurores, voir les forains s’installer, et en prenant tout mon temps. Le temps de vagabonder…





Je suis en train de lire La société des vagabonds, de Harry Martinson, écrivain prolétarien, prix Nobel de littérature en 1974. Et je suis saisi par la façon qu’avaient ces chemineaux, ces trimardeurs, ces vagabonds, justement de prendre leur temps, car soit par choix personnel (« Il avait tout quitté, un jour, et était parti. Il ne pouvait plus rester assis à sa table de travail. Il avait envie de partir aussi loin que possible et de respirer, uniquement. Aspirer à pleins poumons l‘air en provenance de l‘espace infini »), soit à cause de la situation économique de la Suède de l’époque (début du XXème siècle) qui condamnait toute une fraction du prolétariat à l’émigration ou à la mendicité sur les routes, les vagabonds étaient, semble-t-il, très nombreux. Et il sont ici des gens qui nous apprennent à vivre. Loin du confort, ils dorment où ils peuvent (dehors souvent ou dans un coin de foin des granges, où beaucoup ont péri brulés vifs, car en période de grande humidité, il se produit de temps à autre un phénomène de combustion spontanée du foin moisi), ils mangent quand ils peuvent, quand on veut bien leur donner quelque chose : « Bolle avait vite appris que le meilleur moment pour mendier sa nourriture était précisément entre les repas. Quand les victuailles étaient gardées dans les armoires et les garde-manger, et que la maîtresse de maison pouvait dire qu’elle n’avait rien de prêt et aucun reste. Alors elle vous donnait un morceau de pain qu’on emportait en chemin. C’était à ce moment-là que celui qui mendiait était le plus à l’abri des reproches, car la modicité du cadeau contrebalançait le mensonge ou le demi-mensonge de la femme - la plupart du temps, il y avait en effet autre chose dans les armoires. » Ils se lavent quand ils peuvent, Bolle, le héros, se baigne dans les lacs et les rivières, et tant pis si c’est froid. Mais ils regardent et savent apprécier la beauté : « - Si, j‘aime les fleurs. Et il y a beaucoup d‘autres belles choses que j‘aime, mais que je n‘approfondis pas trop, car ça me rendrait seulement malheureux. La beauté brûle. » Et même, il peut leur arriver une belle histoire d’amour, comme celle de Bolle et de la vachère, pendant un mois d’été, car il n’y a pas que les vagabonds qui sont solitaires.

Je repensais à eux, sur mon vélo, cet après-midi, en regardant les tapis de pâquerettes blanches, de fleurs jaunes de pissenlits, ou à midi, en observant dans le jardin les tulipes jaunes et rouges en train d’éclore, les muscaris bleus, les jacinthes roses, le cerisier tout en fleurs et où quelques abeilles butinaient et où un couple de tourterelles roucoulait, les forsythias jaunes aussi, bref cette symphonie de couleurs nous brûle effectivement, et nous rappelle surtout combien, en comparaison, l’humanité dans son ensemble est froide, peu sensible, et préfère ignorer qu’il y a des exclus : « un mur se dresse et l’on ne pense que rarement à la misère qui se traîne dans la fange de l’autre côté de ce mur », écrivait Rosa Luxemburg (on va encore me dire que je ne lis que des gauchistes, non, je lis ceux qui parlent de nous, de la vie) en 1912. Je vous recommande ce petit livre, Dans l’asile de nuit, où elle démontrait, déjà, combien la prospérité indécente d’une minorité repose sur la misère croissante d’une frange importante de la société, contre qui « se relaient les bras de la loi, la faim et le froid » : « l’asile de nuit pour sans-abri et les contrôles de police sont les piliers de la société actuelle au même titre que le Palais du Chancelier du Reich et la Deutsche Bank », facile à transposer chez nous, non ? Comment, vous ne le pensez pas ? Levez-vous, au fond de la classe, et prouvez-moi le contraire ! Sinon, taisez-vous !

Depuis que j’ai rencontré ce jeune "dépossédé" d’Épinal, j’ai aussi rencontré ces deux livres et ces deux auteurs : on voit bien que le hasard n’existe pas.« Le vrai miroir de nos pensées, c‘est le cours de nos vies », nous dit Montaigne. Même les adeptes de la Libre pensée, entendus ce matin à la radio, semblent psycho-rigides (l‘intégrisme n‘est pas que religieux, hélas), et imperméables à toute autre idée que les leurs. J’étais atterré. Lisons toujours Montaigne : « Je crois, et je conçois mille façons différentes de vivre. À l‘inverse de la plupart des gens, j‘accepte plus volontiers la différence que la ressemblance. » J’avoue que ce qui me fait le plus peur dans la vie, c’est la norme, la normalité, qui finissent par nous rendre incapables d’accepter l’autre, le vagabond, le sans-papiers, l’étranger, le Juif, l’Arabe, le Black, le gitan, le chômeur, le malade, l‘handicapé, le vieillard… Je vous laisse le soin de compléter, la liste peut être longue. Enfin tous les "dépossédés", et ils sont nombreux…

Prenons le temps de vivre, avançons le doigt, regardons les mains, mettons-la au côté s’il le faut, et acceptons la vie dans toute son ampleur, sa variété, sa subtilité. Prenons le temps de nous promener lentement, de lire, de regarder les fleurs (même si ça brûle) et les oiseaux, de rendre visite à un(e) ami(e), d’écouter (dans notre monde de zapping permanent, j’ai l’impression que personne n’écoute quoi que ce soit), de faire de la cuisine d’amour, d’écrire une lettre en y mettant un peu de notre cœur, d’être ouvert au jaillissement de la rencontre (elles sont si multiples, les rencontres, elles peuvent mener à l’amitié, à l’amour, à Dieu peut-être aussi !) et de la somptueuse différence, et ne détournons pas les yeux des miséreux quand nous les croisons. Et au besoin, aidons-les ! Cela suppose du temps, certes.

Aussi battons-nous contre cet abus du toujours plus vite d’aujourd’hui. Assez de lignes à grande vitesse (LGV), pour quoi faire ? Pour accroître les profits des capitalistes et des spéculateurs ? On crée l’enfer pour les riverains et pour arriver où, au Paradis, peut-être ? Bientôt on ne pourra plus prendre un train normal, à échelle humaine, où l’on peut par exemple hisser son vélo. Je ne sais pas encore comment je vais pouvoir emporter mon vélo dans le Doubs, aucun TGV pour Paris ne prenant de vélo ! C’est beau, le progrès, et ce culte de la vitesse. Je vais être obligé de décomposer mon trajet en petits tronçons pour prendre des TER, s’il y en a encore, et faire durer le voyage deux jours, mais pourquoi pas ? J’éviterai Paris et essaierai de voir comment fonctionnent les liaisons transversales ! Après tout, n’ai-je pas le temps ? Et, s’il n’y avait pas mon déménagement, je ferais bien tout le trajet à vélo…

Pour tout vous dire, je suggère d’accorder de l’attention à la vie, on n’en n’a qu’une : donnons-nous le temps de la vivre dans ses infinies variations, de s’enchanter de ses délicates nuances et de ses diversités. « Avance ici ton doigt, regarde mes mains, » dit Jésus, et n’y a-t-il pas de quoi s’émerveiller ?

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Merci de ces lignes sur Martinson - simple prix Nobel de littérature n'ayant pas la faveur des médias ni des critiques professionnels, n'est-ce pas.
Philippe B