mercredi 9 décembre 2009

9 décembre 2009 : du roman noir



Ceux qui ont échappé à une mort précoce ont reçu comme privilège la bénédiction de vieillir. Demeure en attente la déchéance physique dans toute sa gloire. On doit s’habituer à accepter cette réalité.
(Haruki Murikami, Autoportrait de l’auteur en coureur de fond)


Une nuit, au début des années 70, j’ai écrit un roman policier. Tout y était, le début, la fin, la complexité de l’intrigue. C’était incroyable, tout se tenait, coulait de source, les personnages m’allaient comme un gant (si on peut dire). Oui, sauf que c’était seulement un rêve : et, au matin, il ne me restait que le souvenir d’avoir rêvé que j’avais écrit un roman policier entier, d’une seul coup, d’une seule inspiration. Et j’avais tout oublié. Pas la peine de m’installer devant ma table de travail…
Aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours aimé les romans policiers, puis les romans noirs qui leur ont succédé chronologiquement. Faut dire que le premier que j’ai lu fut Le meurtre de Roger Ackroyd, d’Agatha Christie : on peut commencer plus mal ! C’était à l’internat, et un de mes condisciples eut le malheur de me raconter la fin. J’eus beau lui dire que c’était impossible (et pour ceux qui n’ont pas encore lu cet extraordinaire roman, je me garderais bien de la dire ici), il me fallut reconnaître ensuite qu’il avait raison. Cette défloration (j’allais écrire ce dépucelage, ce qui était la grande discussion à cette époque-là) ne m’avait cependant pas gâché le plaisir, tant est grand le talent de l‘écrivain. D’ailleurs, j’ai appris depuis par Pierre Bayard (Qui a tué Roger Ackroyd ?, Ed. de Minuit, 1998), qu’Hercule Poirot ou plutôt Agatha Christie s’étaient trompés, et que l’assassin n’était plus ce que l’on croyait… Le même Pierre Bayard nous assure aussi dans son Enquête sur Hamlet (Minuit, 2002) que Shakespeare lui-même nous a induit en erreur, et qu’au fond le complexe d’Œdipe est plus « complexe » qu’on ne le croit.



Sur ma lancée, j’ai lu tout Conan Doyle, puis Gaston Leroux, Gaboriau, Maurice Leblanc, Pierre Véry, Boileau-Narcejac, Simenon. Ce dernier m’a ouvert les pistes du roman noir : ses Maigret me paraissaient à l’époque décevants, par contre ses romans sans Maigret, d’une noirceur sans égale, presque existentialistes pour certains (j’imagine que Camus l’a lu et que L’étranger lui doit quelque chose), nauséeux parfois (on peut rapprocher La neige était sale de Sartre), m’impressionnaient. Le film noir américains (Hawks, Huston, Aldrich, Ray…) m’amena à découvrir Chandler, Hammett, Goodis, et bien d’autres. Pour le délassement pur, je dévorais Chase, ce qui étonnait mes camarades de la faculté de géographie, et à qui je devais expliquer que j’assouvissais ainsi mes mauvais penchants et mon goût pour le meurtre (du père ?).
Bref, j’ai toujours lu des romans noirs. Assez rapidement, j’ai cessé de lire les « whodunit » (dans le jargon des critiques, on désigne ainsi les romans policiers à énigme). Mais il m’a bien fallu reconnaître que c’est dans le roman noir contemporain qu’on trouve la description la plus juste des faits de société, des rapports sociaux, des mentalités aussi, depuis que le roman-roman a délaissé le réalisme, à la suite du nouveau roman et des écritures nouvelles, souvent fort belles, mais qui tournent plus ou moins à vide. Et j’ai toujours envie de comprendre dans quel monde je vis : pour cela, mieux vaut lire Daeninckx, Pouy, Fajardie, Camilleri, Indridasson, Mankell, Westlake, Oppel, Demure (entre autres) que les tenants de la littérature générale.
Je viens de lire La balade de l’escargot, de Michel Baglin. C’est tout frais sorti, et en deux cents pages aussi rapides que celles d’un Simenon (ce dernier prétendait qu’on devait lire un roman comme on regarde un film, dans la continuité, en deux heures maximum), l’auteur trouve le moyen de brasser tout un monde : on y côtoie des SDF, des punks et skinheads, des affairistes combinards et magouilleurs, des couples qui se délitent, des violeurs. Le héros, qui est à la recherche de lui-même, va devoir aller au bout de sa nuit pour démêler les fils de son passé qui entravent son présent et ont causé le malheur de sa fille. C’est formidablement bien troussé, les intrigues se croisent avec juste ce qu’il faut de coïncidences comme dans tout polar qui se respecte, et les fils entremêlés se décroisent en bout de course, pour laisser une fin ouverte que le lecteur pourra imaginer, optimiste ou pessimiste selon son humeur du moment. Ce qui caractérise ce genre de roman, c’est de ne jamais tomber dans l’abstraction : ici, que les scènes se passent dans une chambre d’hôpital, dans un squat, dans un camping-car ou dans un bistrot à l’ancienne (la patronne est bien le seul personnage absolument sympathique, ressemblant à la Jeanne de Brassens), on retrouve ces petits détails vrais qui sont le fondement de ce type de roman. L’auteur fut journaliste dans une vie antérieure, on retrouve donc ici son sens de l’observation.



Dans la mesure où, dans notre vie (même si parfois il nous arrive aussi des aventures proches de celles qu’on voit dans ces romans) nous sommes très éloignés de tous ces milieux évoqués, nous sommes à même de mieux comprendre notre environnement, de ne pas « s’étourdir dans des illusions sans fin » (Marguerite Duras, Cahiers de la guerre). Oui, le monde est dur, violent, tragique souvent. En lisant les romans noirs (tragédies de notre temps, comme a dit Malraux à propos du Sanctuaire de Faulkner), nous apprenons à mieux nous connaître, nous purgeons nos passions, et même nous pouvons nous en libérer parfois, quand l’œuvre est réussie. Quitte à perdre quelques illusions du type : « tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil ». Et à devoir accepter la réalité, le monde tel qu’il est, peut-être à moins le subir ? 

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