jeudi 21 avril 2016

21 avril 2016 : les cinémas de Bordeaux


Dénier les classiques aux enfants d'immigrés, à qui l'on ne réserverait qu'une littérature adaptée, participe d'une forme de racisme éhontée.
(Cécile Ladjali, Ma bibliothèque  : lire, écrire, transmettre, Seuil, 2014)

Je suis allé dans presque tous les cinémas de Bordeaux et de son agglomération. Voici mes notes :
CGR Français, Gaumont et Mégarama : 2/20 (ça veut dire qu'ils ne projettent que sur vingt films, j'ai, à la rigueur, envie de voir deux seulement : leur programmation est très faible, la moitié des films en 3D, ma bête noire ; qu'en plus, c'est bourré de pub, de pop-corn et de téléphones portables non éteints). Uniquement des versions françaises ! Je vais au Français de temps en temps, principalement pour les retransmissions d'opéras.
UGC : 8/20 (souvent les films que j'ai envie de voir passent aussi, à des tarifs plus attractifs et sans pub aux cinémas Utopia et Jean Eustache, mais de temps en temps, j'y mets les pieds). Ils passent aussi des opéras (pas les mêmes) et des reprises de classiques, exclusivement américains. Films étrangers en version originale sous-titrée.
Utopia et Jean Eustache (Pessac) : mes chouchous, 17/20. Sur vingt films proposés, seuls en moyenne trois ne m'attirent pas. Pas de pub. De plus, participation aux divers festivals de cinéma proposés ici. À Pessac, mêmes retransmissions d'opéras qu'au Français. Nombreuses soirées-débats dans l'un et l'autre.
Voici donc trois films, deux vus à l'Utopia (le premier et le troisième), l'autre au Jean Eustache.

Visite ou mémoires et confessions (1981) propose un regard rétrospectif du portugais Manoel de Oliveira sur sa vie et sur son œuvre cinématographique. Contraint de quitter sa maison de Porto qu'il habitait depuis 1942, Manoel de Oliveira compose un film en forme d'essai sur l'esprit du lieu, sur son vécu. Il égrène des souvenirs et enchaîne sur d'autres lieux où il a vécu. Alors âgé de soixante-treize ans, le cinéaste nous propose, à travers ses confidences, des signes qui intéressent un familier de son œuvre comme je le suis. C'est à la Mostra de Venise en 2012 que j'ai vu son dernier film, Gebo et l'ombre : il avait alors 104 ans ! C'est dire combien m'ont passionné ses réflexions sur tout un tas de thèmes qui parsèment ses nombreux films : la mort, la pureté, les femmes, la virginité, la sainteté, la maison, les arbres, l'histoire... Il avait tourné Visite ou Mémoires et Confessions plus de trente ans avant sa mort et l'avait laissé sous scellés pour en faire un testament posthume, où on peut le voir nous parler comme un fantôme. Images somptueuses, bande-son formidable, un film nourrissant. Pour aficionados, dont je suis !


J'ai vu aussi tout récemment L'avenir, de Mia Hansen-Løve, cinéaste dont je connais quatre de ses cinq films. C'est dire si je l'apprécie. Elle plonge dans son autobiographie, mais avec une ironie qui nous éloigne des autofictions trop fréquentes (surtout en littérature). Ici, elle raconte en fait la séparation de ses parents, tous deux professeurs de philosophie (Isabelle Huppert et André Marcon), après vingt-cinq ans de mariage. C'est dire qu'on est plongé dans le milieu intellectuel, que les conversations volent haut : mais n'y a-t-il pas une forme de "racisme éhonté" à ne pas proposer des lectures de Rousseau ou de Pascal au plus vaste public, que le "peuple" n'aurait droit qu'à des dialogues des Tuche (pas si mal) ou des Visiteurs (là, on est au fond du caniveau) ? J'avoue en avoir un peu marre des dialogues trop souvent débiles qu'on entend souvent au cinéma : intellectuel n'est pas un gros mot, n'en déplaise à Valls, Sarko et Hollande. Et ça n'empêche nullement L'avenir d'être un film extraordinairement vivant, et très dynamique. Ici, on ne cherche pas à caresser le spectateur, mais à montrer que la parole et l'action sont toutes deux indispensables. Isabelle Huppert est drôle et, après un temps de flou, accepte sa nouvelle situation : "Mes enfants sont partis, mon mari m'a quitté, ma mère est morte, je n'ai jamais été aussi libre de ma vie". Et elle ne va pas "refaire" sa vie ! Sa mère (Edith Scob), en vieillarde dépressive, est hilarante. Quant aux jeunes qui se croient révolutionnaires, parce qu'ils sont partis dans le Vercors tenter un retour à la terre (mais attention, c'est un retour philosophique et militant !), la cinéaste les traite également avec humanité. Un film subtil, sans chichis, qui, par certains aspects, m'a rappelé le cinéma oriental (Corée, Japon). Ça reste un film qui peut paraître sophistiqué ; moi, pourtant plutôt allergique à la philosophie, je l'ai trouvé lumineux. Et ça m'a donné envie de lire ou relire Rousseau et Pascal : pas mal, non ? Superbe interprétation et bande-son.

Avec Le fils de Joseph, je découvre Eugène Green pour la première fois. Là aussi, on est dans du cinéma cultivé et spirituel : mais y en a marre des films creux et incultes. Ici, on est même à la frontière du film religieux : d'ailleurs les cinq titres de chapitres sont des références à la Bible (Le sacrifice d'Isaac, Le veau d'or, Le sacrifice d'Abraham, Le charpentier, La fuite en Égypte). Tant pis pour ceux que ça hérisse ! C'est l'histoire de Vincent (Vincent Ezenfis), un adolescent de seize ans, qui vit avec sa mère Marie (Natacha Régnier) et n'a jamais connu son père. Marie non plus n'a pas "refait" sa vie. Vincent vit très mal de ne rien savoir et, le jour où fouillant dans le secrétaire de sa mère, il découvre la vérité, il décide de passer à l'action : il tente de voir son géniteur sans se faire reconnaître et, découvrant que c'est un salaud, il décide de la tuer... Je n'en dis pas plus, allez voir ce film qui offre des lectures et questionnements multiples : qu'est-ce que la vérité, le mensonge, la paternité, la filiation, le désir de tuer, l’appel de Dieu, la sincérité, la perversion, l’amour vrai… Vincent va rencontrer Joseph (excellent Fabrizio Rongione, que je venais de voir deux semaines avant dans Le cœur régulier), un homme qu'il trouve "bon", et dont il va en quelque sorte faire un père de substitution. C'est un film plein de grâce, d'abord dans la mise en espace (j'ai redécouvert Paris, aussi bien que la Normandie, où la quête du père s'achève, beaucoup de plans fixes extrêmement bien éclairés, comme des tableaux), par son humour dévastateur (l'éditeur prétentieux joué par Mathieu Amalric, la chroniqueuse littéraire ridicule jouée par Maria de Medeiros m'ont tordu les zygomatiques), par la manière de parler des personnages, qui ne jouent pas le texte, mais le disent, en faisant toutes les liaisons qu'on ne dit plus aujourd'hui (ex. : plus-z-aujourd'hui) et par les partitions musicales superbes qui accompagnent, en particulier lors d'une répétition de chant dans une église, où Vincent et Joseph assistent, éclairés par des bougies. Donc une sorte de fable ou de parabole, pour en rester au vocabulaire religieux, qui joue sur la révélation, au sens christique du terme. Nous étions tous éblouis à la sortie !!!

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