mercredi 30 mars 2016

30 mars 2016 : "Alias Maria" : portrait de très jeune femme


Devant la formidable inflation verbale des médias et surtout de la publicité qui érode, et constamment affadit le langage par le caractère répétitif de ses effets de choc, la poésie n'a pas d'autre voie que de "donner un sens plus pur aux mots de la tribu", ainsi que l'a dit ou prophétisé Mallarmé. La découverte de ce sens plus pur demande aux lecteurs un certain effort de décryptage que beaucoup d'entre eux, dans la monde occidental, ne sont plus disposés à faire.
(Henry Bauchau, L'écriture à l'écoute, Actes sud, 2000)



Alias Maria (Alias = pseudonyme) est le nom donné à une jeune fille depuis qu'elle a pris le maquis pour rejoindre la guérilla des FARC, au cœur de la forêt amazonienne de Colombie. Un nom de guerre, qui indique qu'en embrassant la cause, elle a effacé son passé duquel nous ne saurons rien. Maria est devenue une compañera, habillée en treillis et fait partie d'un commando comprenant pas mal de jeunes femmes. À voir son visage encore adolescent, son air un peu triste, on se doute que la vie n'est pas facile, et qu'elle ne l'a peut-être jamais été pour elle. Maria a perdu depuis bien longtemps l’innocence de ses treize ans. Le groupe dont elle fait partie, attaqué par les gouvernementaux ou les milices paramilitaires (au service des narcotrafiquants ou de la bourgeoisie) doit rejoindre un lieu plus sûr dans la jungle. Comme tant d'autres, on peut supposer que Maria a rejoint les rangs des FARC, aussi bien par soif d’un idéal que par l’attrait des armes et de leur pouvoir, mais sans doute aussi parce les FARC offrent gîte et repas à ces Indiens privés de tout, et même les services d’un médecin.
Maria va faire partie d'une mission : transporter en lieu sûr le nouveau-né de la compagne du commandant. En effet, malgré les avortements pratiqués par le médecin, des bébés naissent en pleine jungle. Maria, accompagnée de deux soldats (dont Mauricio, son "amoureux" ou plutôt son compagnon de sexe, et un jeune noir) et d’un tout jeune gamin d'une douzaine d'années qui croule sous un barda deux fois plus lourd que lui, fuit au cœur de la forêt, le bébé contre son sein. Le film est le récit de cette expédition, huis-clos oppressant dans la chaleur humide,le danger est partout et les règles de la guérilla, sans pitié, sont appliquées à tous, quelque soit le sexe ou l’âge : le jeune garçon, Yuldor, une fois blessé, sera achevé par Mauricio, puisqu'on est dans l'incapacité de le soigner.
J'ai beaucoup aimé ce film sans concession, ni sur ses personnages, ni sur le spectateur. Au moment où une autre sorte de guérilla nous menace (et des jeunes femmes aussi s'embarquent dans le djihadisme), Alias Maria nous fait réfléchir sur les violences de notre monde. Son aspect documentaire est superbe, illustrant la réalité de la Colombie et de ses guerres intestines, mais sans aucune thèse : film engagé, mais non moralisateur ; le réalisateur porte un regard presque clinique sur un petit groupe, et dresse le portrait bouleversant d’une gamine qui se bat pour sa survie. Portrait qui ne nous laisse pas indemne : habituée probablement depuis son enfance à une vie extrêmement dure, Maria fait preuve d'une force d'âme et d'un courage exceptionnel, aussi bien que d'une capacité à s'intéresser aux autres (épisode de la rencontre du couple des vieux paysans) et d'une acuité de vision qui lui fait deviner l'arbitraire (pourquoi seule la "femme" du commandant a eu le droit de ne pas avorter ?), la manière dont les hommes (mâles) se comportent (mal) avec les jeunes femmes (Mauricio ne lui demande jamais son avis pour l'amour), à l'exception de Byron, le noir, issu d'une fratrie nombreuse et qui sait changer les couches d'un bébé, ce qui n'est pas très viril dans ce monde de machos !
Maria (extraordinaire Karen Torres)

Les paysages m'ont rappelé ce que je voyais du sommet du mont Tonkui, et je soufflais et je souffrais avec Maria quand il lui fallait grimper sur d'incertains sentiers, tout en soutenant avec empathie le malheureux Yuldor, blessé. C'est mon troisième film colombien de l'année, après L'étreinte du serpent (cf ma page du 9 janvier) et La terre et l'ombre. Il y a une sorte de poésie brute dans ce film magnifique ! Et qui nous montre de vrais êtres humains, pas des superhéros à la mords-moi le nœud comme Batman ou Superman...

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