jeudi 23 avril 2015

23 avril 2015 : cargo 2015 : 3 - sur la route


je viens puiser ce que j’ignore

(François Emmanuel, La lente mue des paysages, La Renaissance du livre, 2004)





Extraits de mon journal de bord :

Dimanche 18 janvier : La houle importante de l’Atlantique Nord nous ralentit. Ça bouge beaucoup de la poupe à la proue et de bâbord à tribord.

Lundi 19 janvier : Le temps est grisonnant, comme ma chevelure. À propos de ce cargo-ci, nous sommes logés au niveau 5 (deck E), et la salle à manger est au niveau 2 (deck B), ce qui fait seulement trois étages d'écart, donc nettement moins que sur le Lutetia, où il y avait cinq étages d'écart. 

l'escalier intérieur : 97 marches
 

Jeudi 22 janvier : le temps se remet au beau. Avec le roulis actuel, la gîte est énorme, on penche d'au moins 15° et marcher dans les coursives est une épreuve parfois.

Vendredi 23 janvier : Je serai le plus jeune passager de tout le parcours... Ce qui ne me rajeunit pas pour autant. "Je ne crois pas qu'on vieillisse, je crois qu'on se modifie, à jamais, face au soleil" (Virginia Woolf).

Jeudi 5 février : Aperçu à l'avant des myriades de poissons volants : décidément, ils préfèrent le soleil, à moins qu'on ne les distingue mieux. En effet, leurs reflets d'arc-en-ciel brillent plus fortement. J'en ai vu qui volaient sur une bonne cinquantaine de mètres. Je redeviens enfant quand je les vois, émerveillé comme si c'était nouveau !

Vendredi 6 février : je suis descendu cette nuit à 4 h faire dix km à vélo. Ça fait tout drôle d'être seul dans la nuit sur cet immense vaisseau. Je n'ai évidemment pas pris l'ascenseur pour ne pas faire de bruit (d'ailleurs, c'est interdit, en principe de 22 h à 6 h) et j'avais l'impression d'être le survivant d'un vaisseau fantôme. [après-midi] : promenade digestive jusqu'à la proue où j'ai laissé le soleil et le vent me caresser amoureusement. Chemin faisant, j'ai croisé plusieurs Philippins, l'Indien aussi, postés sur le pont ou à-demi dissimulés entre les conteneurs, dans leurs combinaisons de travail bleu foncé aux armes de la compagnie, parfois casqués ou masqués par des lunettes de travail, en train de peindre, de poncer, de souder, de taper, de resserrer, de graisser, de nettoyer... Tous à qui je sourie, tends la main quand c'est possible – tout cela ne me coûtant rien, mais je sais que ça leur fait plaisir, rien qu'à les voir souriant à leur tour, contents de me voir. 

le pont : promenade quotidienne de 400 mètres
  

Jeudi 12 février : Parlons un peu des nouveaux de l'équipage : le commandant, l'Ukrainien Vitali, très sportif, se balade toujours en short (une première pour moi), et tranche sur les autres commandants que j'ai connus en menant les conversations à table. Le chef ingénieur, Alexander, Ukrainien également et moustachu, nous fait beaucoup rire par ses apparitions au petit déjeuner en short retenu par des bretelles, il ne lui manque qu'un chapeau à plumes pour faire tyrolien. Quant à l'assistant électricien, Alexeï, il est Russe de Saint-Petersbourg, et un peu déphasé au milieu de tous ces Ukrainiens. Mais de temps en temps, la conversation générale se fait en russe.

Mercredi 25 février : En vieux routier des cargos – douze années ! – Bruno nous tuyaute sur les insuffisances de celui-ci : aucune consigne ne nous est donnée, ni sur la sécurité (ce qui m'avait étonné), ni sur les arrivées et départs des ports, etc. Lors d'un de ses voyages, il a même fait tous les quarts à la passerelle pendant une semaine chacun. Donc six semaines de quart. Il confirme que le quart le plus difficile est celui du second, 4-8 h et 16-20 h. ce qui explique que les seconds fument comme des pompiers, pour tenir le coup. C'était le cas de Lucian sur le Lutetia, c'est celui de Sergueï ici. 

la passerelle de commandement : 
derrière la banque en bois se tient l'officier de quart qui note le point sur le livre de bord (log-book)
  

Vendredi 27 février : on se sent chétif et misérable devant l'immensité de la mer, la puissance éventuelle des vagues et des vents de tempête, la lumière étincelante du soleil, la chaleur écrasante de l'équateur, les infinitudes de l'horizon.

Dimanche 8 mars : Temps très agréable, encore frais. On a la surprise de voir le soleil au nord, normal, puisqu'on est dans l'hémisphère sud.

Jeudi 12 mars : Je suis allé chez Donnie pour lui donner sa leçon de français ; mine de rien, il progresse un peu, même si je ne suis pas un excellent professeur. Mais à raison de deux ou trois leçons de français par semaine, il va acquérir un minimum de vocabulaire courant, commencer à prononcer les mots difficiles : Monsieur, chaussures, par exemple.

Samedi 14 mars : La minute la plus longue, ou l’heure la plus courte ? J'ai filmé le changement d'heure, quand nous sommes passés de 13 à 14 h tout à l'heure. Franchement, soixante secondes – c'est-à-dire une minute – c'est interminable ! Mais si on réfléchit que l'aiguille des minutes a fait le tour complet du cadran, on se dit que l'heure a été bien courte.

Dimanche 22 mars : Ce qui me frappe dans ce sommeil du cargo, c'est à la fois sa densité, celle des rêves, et l'intensité de veille des périodes d'insomnie, tout autant que leur durée. J'y suis vraiment dans un état second, l'esprit extrêmement clair, concentré, capable de lire des auteurs qui m'auraient paru difficiles en d'autres temps, comme Montaigne, Proust et Woolf. Et je joue au fantôme !

découverte du fantôme du cargo : la salle des petites machines 
(fabrication de l'air pulsé dans les parties habitables du château)
 

Samedi 28 mars : J'ai fait un tour du pont – température effectivement frisquette, mais j'avais enfilé ma veste de survêtement – suivi de quelques exercices en salle de sport. À bâbord, les vagues jaillissent haut, inondant quelque peu le pont. Vu à tribord les vagues s'iriser d'arc-en-ciel. Et j'ai soudain pris conscience qu'il ne me reste plus que quinze jours de voyage […] Je ne sais pas si notre voyage à nous nous permet de nous débarrasser de « l'influence de la civilisation » ! Ce qui est sûr, c'est qu'il nous incite au dépouillement, à la vie simple, à la tranquillité aussi.

Dimanche 5 avril : J'ai fait le tour complet du pont, il est mouillé, il a dû pleuvoir cette nuit. J'ai fait bien attention à ne pas glisser, peu sûr d'avoir l'autorisation d'y aller, que je n'ai d'ailleurs nullement demandée. Le temps est gris, nous sommes sous des nuages brumeux. 


au bout du tour du pont : la proue, occasion de croiser des matelots
 

Mardi 7 avril : la télévision, nouvel opium du peuple. Comme on le voit ici, sur ce cargo, avec cette nouveauté depuis Philadelphie d'une télévision érigée, imposée, dans la salle à manger du mess, comme si l'obligation de regarder le poste de télévision devenait une forme d'existence incontournable, et primait sur le plaisir de la convivialité des repas et de la conversation, véritable addiction qui étonne de la part de gens – les officiers – qui ont fait des études, tout de même. Il est vrai que beaucoup d'usagers des drogues, « douces » ou dures, sont aussi issus des classes éduquées.

Jeudi 9 avril : Le navire ouvre sa marche en repoussant de ses épaules nues des écharpes d’écume blanche qui finissent par une longue traîne d’un beau vert strié de blanc : les noces de l’humanité et de la mer sont là, et je me sens réjoui chaque fois que je fais le tour du pont, d’y assister avec une joie renouvelée. […] pas si évident de créer des liens un peu forts, proches de l’amitié, en tout cas d’une affection solide, dans un milieu aussi clos, où ça peut passer pour des amitiés « particulières » et donner lieu à ricanements imbéciles. 

le canot de sauvetage : sans test, aurions-nous été capables d'y aller ?
  

Samedi 11 avril : C'est ce qu'il y a de bien dans ce type de voyage : le temps libre est si important qu'on peut se consacrer à une tâche sans être dispersé par les contraintes familiales, la télévision, le téléphone, internet, etc... Et les rencontres que l'on fait : les passagers, avec qui se crée forcément une sorte d'intimité, vu la longueur du temps que l'on passe ensemble ; l'équipage, plus ou moins disposé à l'ouverture, ici nettement plus évidente du côté des Philippins que des Européens. Rien à voir avec un voyage qu'on fait avec des amis, ou même en famille, où le plus souvent on reste entre soi.

debout sur la plate-forme de la proue, j'observe le bulbe qui émerge
 

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