jeudi 13 février 2014

13 février 2014 : Jocelyne Saucier, "Il pleuvait des oiseaux"


Mourir à quatre-vingt-quatorze ans, ce n'était quand même pas si mal. Ted n'avait peut-être pas été le plus heureux des hommes, mais il avait tenu le coup et il était mort libre, avec dignité, même pas eu besoin de se faire aider, et à son heure.
(Jocelyne Saucier, Il pleuvait des oiseaux, Denoël, 2013)


Une photographe (on ne saura jamais son vrai nom) débarque en plein cœur de la forêt ontarienne pour essayer de retrouver Boychuck, un personnage mythique qui a vécu l'enfer des grands feux des années 1914-1920, et dont elle a suivi la trace. Elle photographie tous les vieillards échappés à ces incendies, encore survivants. Or Boychuck, dont toute la famille est morte, s'était lié avec les jumelles Polson, Angie et Margie qui ont fui le brasier sur un radeau. Angie, que la photographe a rencontrée à Toronto, âgée de cent deux ans, lui a dit : « Il pleuvait des oiseaux » (asphyxiés en vol, ils tombaient comme une pluie), et lui a parlé de ce garçon étrange qui ne disait pas un mot.
La photographe débarque donc dans un coin de forêt quasiment inaccessible, proche d'un lac, où elle découvre Charlie et Tom, deux vieillards, qui ont construit leurs cabanes ("À eux trois, ils ont formé un compagnonnage qui avait assez d'ampleur et de distance pour permettre à chacun de se croire seul sur sa planète"), et lui signalent que le troisième, Edward, Ted ou Ed (Boychuck) est mort récemment dans sa cabane, mais dignement. Ils lui font visiter sa cabane et sa sépulture. Car les trois vieux avaient choisi de fuir la civilisation ("Ça les amusait de voir comment le monde se débrouillait sans eux"), de vivre loin des assistantes sociales et autres agents du gouvernement, des seniors'home ("la prison à perpétuité, la résidence surveillée, où la pulsion de vie, notamment chez les vieillards, est soumise à un sévère contrôle social et institutionnel"), dans la liberté de la nature et de la forêt. Ils pêchent, ils chassent (Charlie avait été trappeur-fourreur et a conservé des fourrures bien utiles par les grands froids), et Bruno, un marginal bien plus jeune qu'eux (qui cultive la marijuana non loin de l'ermitage des vieillards), les ravitaille de temps en temps en fruits et légumes, ou autres produits utilitaires. Serge, le gardien de l'hôtel le plus proche – un hôtel abandonné et délabré leur sert de banquier : c'est lui qui va récupérer l'argent de leurs chèques de pension.
L'arrivée d'une femme, la photographe, chamboule un peu l'équilibre de cette petite communauté édénique. Puis débarque une deuxième femme, Marie-Desneige, une tante de Bruno, que ce dernier vient de recueillir, pour lui éviter de retourner à l'asile psychiatrique où elle fut internée abusivement à seize ans et oubliée pendant soixante-six ans. Les trois hommes lui construisent une cabane, mais la vieille femme, habituée à dormir en dortoir depuis si longtemps, ne peut dormir seule et vient s'installer dans la cabane de Charlie. Bientôt un tendre lien unit ces deux-là.
En visitant la cabane de Ted, on découvre que ce dernier, mutique, a peint plus de trois cents toiles ces vingt dernières années, des toiles sombres, où domine le gris-noir piqueté de quelques taches de couleur vive. Et c'est Marie-Desneige, la soi-disant folle, qui parvient à les décrypter : il a immortalisé sur ses toiles les grands incendies de son enfance, sa fuite éperdue, et aussi les deux jumelles Polson, dont on comprend (Marie-Desneige, toujours) qu'il a été amoureux. Et dans le secret de son ermitage, il a consacré toutes ces dernières années à peindre. La photographe, vivement intéressée, pense d'ailleurs préparer une grande exposition de ses peintures auxquelles elle joindrait ses propres photos des vieillards rescapés des grands feux.
Jocelyne Saucier - Il pleuvait des oiseaux.
Voilà, je ne sais pas si j'ai réussi à explorer la thématique de ce roman ensorcelant, qui est en lien direct, avec le Vieillir, dit-elle, dont je causais l'autre jour. Ni à vous donner envie de le lire. C'est tout bonnement merveilleux, de voir vivre ces très vieux ("Ils s'amusaient d'être devenus si vieux, oubliés de tous, libres d'eux-mêmes") qui souhaitent protéger leur dignité en choisissant l'heure de leur trépas (ils ont une dose de strychnine chacun) ; ils ont d'ailleurs décidé de s'aider à mourir s'il le faut : "L'entente disait aussi que, s'il le fallait, ils aideraient. Ils ne laisseraient pas l'autre se dissoudre dans la souffrance et l'indignité en regardant le ciel." C'est un hymne à la nature, à la vie, aux petits bonheurs chers à Félix Leclerc, à l'espoir et à l'amour : "les sentiments tordus ne font pas long feu en forêt, on n'y survivrait pas". Il est écrit de manière polyphonique : chaque chapitre est vu par un des personnages. Les personnages sont saisis dans leur singularité, et leur mode de vie compris peu à peu. L'arrivée de la photographe, puis de la folle, qui ne l'est pas du tout mais reste très fragile après tant d'années d'internement, d'électrochocs et de chimie (très belle dénonciation de la psychiatrie abusive), bouscule la vie de nos ermites, si bien ordonnancée depuis vingt ans. Une nouvelle vie commence, la redécouverte des sentiments, des émotions, du désir de protéger : "J'ai toujours su que j'aurai une vie, dit Marie-Desneige à son amie Ange-Aimée [la photographe, qu'elle a baptisée ainsi] aux premiers jours de leur amitié, je n'ai jamais abandonné l'espoir d'avoir une vie à moi". La tendresse renaît : elle n'était d'ailleurs pas absente des relations entre Tom et Charlie, Tom appelle son grand ami Charlie « Mon Charlie ». Mais c'est la « folle » qui va répandre l'amour autour d'elle.
Voilà : c'est très simple, déjà je n'avais pas peur de la vieillesse, maintenant je n'ai plus peur de devenir très vieux ! Je ne connaissais pas Jocelyne Saucier. Et je découvre un roman d'une beauté inouïe, d'une ferveur rare, d'une sensibilité à couper le souffle. Il nous montre que le goût de la liberté, de la solidarité et de l'entraide (nos petits vieux appliquent les préceptes d'Isaïe : "Partage ton pain avec celui qui a faim [malgré sa peur des étrangers – et des agents du gouvernement, Charlie invite la photographe à déjeuner] Et ramène à la maison les pauvres sans abri [ils vont jusqu'à construire une cabane – et très confortable, puisque pour une dame – pour Marie-Desneige] ; Si tu vois un homme nu, couvre-le, Et ne te détourne pas de celui qui est ta propre chair" [c'est ainsi que Bruno prend en charge sa vieille tante, que sa mère, elle, aurait reconduite à l'asile]), de l'espérance, de la vie (et de la mort choisie, au moment voulu, magnifiquement montrée ici), participent d'un humanisme vibrant dont notre monde manque cruellement. C'est aussi une très belle histoire d'amour et, que voulez-vous, j'aime les histoires d'amour : on ne se refait pas !
Ah ! J'oubliais : Louise Archambault, réalisatrice du superbe Gabrielle, est en train d'en faire un film.

1 commentaire:

marsenavril a dit…

oui, ça donne envie de le lire. Très envie