lundi 8 avril 2013

8 avril 2013 : Louise et moi


Comme tant d'autres ils étaient censés représenter la République ; en réalité, ils la mettaient dans leur poche.
(Louise Michel, Le claque-dents)

Il faut vraiment travailler sur un auteur pour lire certains titres devenus quasiment illisibles ; c'est le cas du roman de Louise Michel, Le claque-dents. Je ne suis pas mécontent d'être allé jusqu'au bout, il ne fait que 280 pages, j'avoue redouter La misère, un autre de ses romans, qui fait 1200 pages et où j'imagine qu'elle a voulu concurrencer Victor Hugo, son auteur favori et ses Misérables. Mais enfin, si on veut écrire un papier sur Louise, il ne faut pas négliger ces œuvres-là, même si notre intérêt se porte aujourd'hui principalement sur ses Mémoires, sur son récit épique de La Commune, et aussi sur ses poésies, sa correspondance et quelques textes théoriques. Ses romans qui sont d'un feuilletonisme effréné – et, de plus, d'un auteur qui ne se relisait jamais ! – dans lesquels elle s'est efforcée de mettre en lumière ses idées révolutionnaires et anarchistes, semblent la part la plus faible de ses écrits. Il est sûr qu'elle ne s'est jamais prise pour un grand écrivain. Un bon point pour elle.
 
Mais si j'ai mis en exergue la phrase ci-dessus, c'est que nous manquons aujourd'hui d'une pasionaria de cette qualité pour fustiger les Cahuzac et autres fossoyeurs de la République. À la différence de Louise Michel, je me faisais encore – à soixante-sept ans ! – quelques illusions sur nos élus. Louise Michel ne s'en est (presque) jamais fait. Dès la proclamation de la République, en 1870 (et elle n'était pas encore anarchiste, elle va le devenir sur la bateau qui l'emmènera au bagne en 1873, en Nouvelle Calédonie), elle pense qu'on a juste changé de têtes (Thiers remplace Napoléon III : "Rien n'était changé, puisque tous les rouages n'avaient que pris des noms nouveaux, ils avaient un masque, c'était tout"), mais que c'est toujours l'argent qui règne ; quelques années plus tard, en 1888, elle écrivait encore : "Comme il [Thiers] devait rire quand, après qu'il eût saigné la France au cœur en égorgeant Paris [allusion aux 30 000 morts de la répression de la Commune de Paris], on l'appelait le libérateur du territoire, parce qu'il avait versé l'argent des autres pour la rançon de la guerre ! Comme il devait rire en faisant rebâtir, aux mêmes frais, sa maison, pour la destruction de laquelle il avait pris tant de vies et de libertés d'hommes !" Eh oui, Monsieur Thiers a fait rebâtir sa demeure détruite par les contribuables : nul doute qu'aujourd'hui, il aurait des comptes en Suisse et autres paradis fiscaux !

Aussi fut-elle parmi les premières à se lever pour conserver les canons de Montmartre en mars 1871 : "Quelque chose d'inattendu venait de se produire dans le monde. Pas un seul membre des classes dirigeantes n'était là. Une révolution éclatait, qui n'était représentée ni par un avocat, ni par un député, ni par un journaliste, ni par un général." Elle restera toujours convaincue que "le pouvoir stérilise les meilleurs", car il fait "son œuvre éternelle, il la fera tant que la force soutiendra le privilège." Elle rappelait aussi : "peut-être que si toutes les femmes avaient du cœur et du caractère, les hommes seraient moins petits et la race humaine, vue de près, inspirerait moins de dégoût."
Et s'il y eut une femme de caractère, c'est bien elle ! Quand on pense que lors de la récolte des Canaques en 1878, tous les ex-Communards (espérant obtenir sans doute des remises de peine) se levèrent contre eux, faisant front avec l'administration coloniale, il fallut une femme, Louise Michel, pour sauver l'honneur de la Commune en prenant fait et cause pour eux ("C'était justement à l'époque de la révolte des tribus, et je passais près des camarades pour être plus canaque que les canaques"). Dès son arrivée là-bas, elle s'est intéressée aux mœurs et coutumes locales, persuadée que ces peuples soi-disant primitifs (ça arrange bien les colonisateurs, ça !) ne sont pas pires que nous et, de toute façon, disait-elle : "j'espère, dans mes excursions pour la Société de géographie, apprendre aux Kanaks à nous égaler, ce qui ne sera pas aussi difficile qu'on le croit. Cette race qui s'éteint, au lieu d'être broyée à coups de canon et dépossédée, pourrait contracter des alliances avec la nôtre, ce qui produirait une nation intelligente et forte, du moins un peu plus que les nôtres qui sont lâches et bien bêtes."
Concernant les classes dirigeantes, elle pouvait écrire à ses juges en 1872 : "Messieurs, Voici les vacances ; allez voir vos propriétés, les blés doivent être beaux, cette année, le sang humain les a fumés. Chassez bien, Messieurs, la poudre ne vous coûte pas cher, et c'est un jeu de princes. Le gibier et les fils du peuple, tout cela est bon à tuer." Quelques années plus tard, après son retour, elle fustige encore nos canonnières : "Le gouvernement n'a plus d'abattoirs à Paris, comme en 1871, mais il les a à Madagascar et au Tonkin." Rappelons qu'il y avait alors l'union sacrée autour de la mission civilisatrice de la France (à coups de canon !). De même elle se rapprochera en Nouvelle-Calédonie des Kabyles exilés à la suite de la grande insurrection de 1871 en Algérie, dont la répression fut féroce : "je me demandais : quel est l'être supérieur, de celui qui s'assimile à travers mille difficultés des connaissances étrangères à sa race, ou de celui qui, bien armé, anéantit ceux qui ne le sont pas ?"
Et son amour pour les animaux (elle rapportera de Nouméa ses chats et des oiseaux !) : "Au fond de ma révolte contre les forts, je trouve du plus loin qu'il me souvienne l'horreur des tortures infligées aux bêtes." Et sa défense des femmes ("Esclave est le prolétaire, esclave entre tous est la femme du prolétaire") : "Au Droit des femmes [il s'agissait d'une société féministe], comme partout où les plus avancés d'entre les hommes applaudissent aux idées d'égalité des sexes, je pus remarquer, comme je l'avais toujours vu avant et comme je le vis toujours après, que malgré eux et par la force de la coutume et des vieux préjugés, les hommes auraient toujours l'air de nous aider, mais se contenteraient d'avoir toujours l'air. Prenons donc notre place sans la mendier."
Louise Michel, tu nous manques ! Je sais que, si tu étais là, tu ne briguerais aucune place de pouvoir, toi qui écrivais : "Qui écrira les crimes du pouvoir et la façon monstrueuse dont il transforme les hommes..." ou : "Ô mes amis, que nul d'entre vous après la victoire du peuple ne soit assez fou pour songer à un pouvoir quelconque" (là, elle s'illusionnait). On a toujours besoin des revendications sur la culture pour tous que tu réclamais avec insistance, toi, institutrice, qui es allée jusqu'à instruire les kanaks et relever leur vocabulaire pour réaliser un petit lexique : "Allons, allons, l'art pour tous, la science pour tous, le pain pour tous, l'ignorance n'a-t-elle pas fait assez de mal, et le privilège du savoir n'est-il pas plus terrible que celui de l'or ? Les arts font partie des revendications humaines, il les faut à tous ; et alors seulement le troupeau humain sera la race humaine." Ce fut écrit il y a plus de cent ans, qui parmi nos intellectuels l'écrit encore aujourd'hui, où les nantis se réservent jalousement pour eux, leurs familles et leur progéniture, la culture et les prébendes qui l'accompagnent ?
Quant à l'ordre établi, on ferait toujours bien de la relire : "on entend par l'ordre le droit d'assommer les gens qui prétendent que les abeilles ne doivent pas travailler éternellement pour les frelons." Hélas, nous sommes toujours environnés de frelons, particulièrement chez les financiers (les fameux traders !) et les hommes politiques à leurs bottes.
Louise, je ne regrette pas d'avoir passé trois mois à te lire.

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