Samedi matin, j'ai emmené Claire aux urgences. Elle avait une sensation bizarroïde à la main gauche, qui s'ajoutait aux habituelles souffrances de la face gauche du visage, et aujourd'hui, évidemment, compte tenu du passé, elle préfère ne pas tarder à consulter. Et moi donc ! Comment faire autrement le samedi qu'aller aux urgences de l'hôpital ?
Et là, longue attente ! Entrée à 10 h, elle y a subi un examen, puis on l'a passé au scanner, et à 18 h, elle était toujours dans les couloirs, sur un lit roulant, en compagnie de nombreux autres patients, attendant d'être placés dans un service ; pour Claire, la neurologie.
C'est long, l'attente. C'est parfois très long.
D'ailleurs, quand on y pense, toute sa vie, on attend.
Au départ, on attend, heureux et placide, de sortir du doux et chaud cocon maternel, pour être précipité dans ce monde terrifiant, froid et lumineux.
Ensuite on attend de réussir tous les difficiles apprentissages : parler, marcher, manger et boire correctement, faire ses besoins en maîtrisant ses sphincters... Plus tard, on attend d'aller à l'école, d'apprendre à lire et à écrire, à faire du vélo, à jouer au football ou à d'autres jeux, on a hâte de devenir grand, et l'attente semble bien longue. Adolescent(e), on attend de faire sa première conquête, on attend qu'elle (ou il) nous regarde, qu'elle (ou il) nous touche, on attend avec impatience le premier baiser...
Puis on attend la fin des études, le résultat des examens, le lancement dans la vie... On attend le premier emploi, on attend le premier salaire, la femme (l'homme) de sa vie, le premier enfant (on attend un "heureux événement", dit-on alors), la promotion éventuelle, la nouvelle voiture ou la maison de ses rêves, le nouveau film qui va sortir, on attend les vacances. On attend la mort des anciens de sa tribu (même si on fait semblant de les croire immortels, ça nous évite de penser à notre mort). Plus tard, on attend les enfants qui rentrent tard (et on ne s'endort pas avant leur retour), la retraite qui nous paraît, vue de loin, un paradis (on oublie qu'on sera bien vieux, qu'on aura notre avenir derrière nous, et qu'on sera oublié peu à peu), puis on attend la vieillesse, la vraie, celle d'au-delà du temps, celle qui fait qu'on n'attend plus rien.
Si, on attend encore, quand on y pense, la camarde, cette vieille carne qui viendra nous prendre à son heure. A moins que nous ne lui fassions un pied de nez et ne la prenions de vitesse, en choisissant notre moment. Encore faut-il être lucide pour envisager froidement le grand départ.
Et pourtant, malgré cette attente perpétuelle, on sait bien que rien ne change :
«Le temps qui change les êtres, ne modifie pas l’image que nous avons gardée d’eux»
(Marcel Proust, Le Temps retrouvé)
On fait le deuil permanent de ce que nous avons été, le bébé, le petit enfant, le gamin, l'adolescent, le jeune homme, l'amoureux, le jeune père, l'homme mature, le pro du boulot, aussi bien que le "has been"... C'est le corollaire de l'attente, avec ses déceptions d'ailleurs, car trop attendre, c'est souvent concrétiser trop tard ce que l'on a attendu. On a laissé passer le boulot intéressant, l'homme ou la femme de sa vie, on a laissé la maladie s'insinuer en nous, on est passé à côté d'amis possibles, on n'a pas lu les œuvres essentielles, celles qui nous auraient nourri correctement... On s'est laissé aller justement dans l'attente, le plus tard, le bientôt, le demain, comme l'alcoolique qui finit son dernier verre avant de dire : plus jamais !... Oubliant que demain voulait souvent dire jamais, que bientôt sombrait dans l'oubli, que plus tard, c'était comme une bouteille à la mer...
Bah, la vie continue tout de même ! Et, si nous savons vivre, soyons civilisés, portons le deuil de nos attentes frustrées comme Marguerite Duras :
«le deuil devrait se porter comme s’il était à lui seul une civilisation, celle de toutes les mémoires de la mort décrétée par les hommes, quelle que soit sa nature, pénitentiaire ou guerrière.»
(Marguerite Duras, Yann Andréa Steiner)
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