Me voici de retour après quelques jours d'absence : petite balade dans le sud-ouest, à la recherche d'un dégagement en touche, tiens, comme au rugby... Changer d'air, s'aérer ? Sortir de chez soi, comme tous les héros de contes traditionnels, et puis revenir, comme Ulysse, changé si possible. Requinqué. Les vacances, ça sert aussi à ça. Bien sûr, j'ai revu ma famille, plus quelques amis.
Mais aussi, s'aérer, c'est la lecture. Alors là, oui, on se met complètement en touche, quand le livre nous touche, justement ! Et là, j'ai été servi par un roman exceptionnel, que je devais analyser pour le Bulletin critique du livre en français, la revue dont je suis un collaborateur depuis quelques années : Le jour où Albert Einstein s'est échappé, de Joseph Bialot, paru chez Métailié.
Disons tout de suite que l'Albert Einstein du titre n'est pas le célèbre physicien, mais un vieil homme qui a acquis ce surnom. «Je suis un homme âgé en fin de partie. C’est dur d’être vivant jusqu’au bout ! Dieu, que c’est dur ! Je ne manque de rien, je suis propre sur moi ; j’adore cette expression je suis propre sur moi, je pourris sur pied dans une maison correcte, on me nourrit, me lave, me soigne, mais j’estime qu’à la fin de mon existence, j’ai le droit de voir autour de moi autre chose que des débris.» Comme on le voit, Sébastien Lesquettes, octogénaire, placé en maison de retraite (qu'il rebaptise «auberge de vieillesse», les "anciens" qui ont connu les auberges de jeunesse apprécieront) par ses rejetons, ne manque pas d'humour. Mais tout autant que de l'humour, il a encore toute sa tête, et il souhaite s’évader de ce mouroir : «Tous mes compagnons de chaîne ne sont que des vaincus, avec pour seule excursion le tour de leur chambre. Démolis par l’âge, leur boulot, la langue de bois, leur entourage, la connerie ambiante […] Les anciens, ceux dont la mort n’a pas voulu dans leur lointain passé, payent la rançon de leur longue existence.» Ah non, pas de langue de bois chez Sébastien, il appelle un chat un chat !
Il réussit un beau matin la «belle» et prend le premier taxi venu. Laurent, le chauffeur, un métis, se prend d’amitié pour lui. Et c’est le début d’un road-movie (pardonnez-moi cet anglicisme, expression consacrée au cinéma surtout, comment dire en français, une échappée ?) qui va les conduire à la recherche du grand amour du vieil homme, Paula. Cette dernière a disparu un jour de son existence sans crier gare. Sébastien raconte peu à peu sa vie : la débâcle de 1940, la captivité et l’évasion du stalag, la famille pétainiste, la Résistance, le franchissement de la ligne de démarcation, la rafle du Vél d’hiv, la mort de Léa, une jeune juive, son amour de jeunesse, les horreurs de la guerre… Toute une vie surgit, jusqu’à l’étouffoir final, où il est «déposé au service des objets trouvés et des humains perdus» par des enfants ingrats.
C’est le portrait de quelqu’un qui n’a jamais abdiqué. Coriace, pugnace, combatif, caustique, Sébastien a compris qu’au fond la guerre a tout détruit : l’humanisme, la solidarité, les idéaux, les utopies. «La bicyclette, la natation, l’adhésion au parti et l’amour ont ça de commun avec la religion… Une fois maîtrisé, ça ne s’oublie jamais ! On prie sans croire, on pédale sans grâce, on nage sans force, on adhère sans passion, on baise sans plaisir… Des automates, voilà ce que nous sommes.» Et c’est pourquoi il ne peut admettre cette fin absurde dans ces maisons sans âme, où l’on est «le pivot de rien». Mieux vaut choisir sa propre fin. Et, tant qu’à faire, avec quelqu’un qu’on a choisi. Les hommes ont oublié qu’ils «n’ont que l’usufruit de leur existence.»
Et finalement, à bien y réfléchir, lire et aimer sont «les seules vérités qui restent accessibles et acceptables pour tous quand les utopies s’écroulent.» Même la bonne conscience ne sert qu’à dissimuler «la crasse et la famine des arrière-cours de la prospérité occidentale.» Comme on le voit, ça n'est pas tendre pour notre société qui a oublié ce pour quoi elle s'est battue en 1945.
Le grand Joseph Bialot nous revient ici avec une verve mordante, étincelante et féroce. Un portrait politiquement incorrect, une charge au vitriol du monde actuel qui a accentué, une fois la Résistance terminée, ses penchants vers l’égoïsme et le chacun pour soi. Evidemment, je suis actuellement très sensible au problème du vieillissement, et même du choix de sa fin. La charge de Joseph Bialot m'a donc touché au vif. Comment survivre dans un monde désespérant ? C'était aussi le thème de Didine, le film de l'autre jour.
Le livre est-il désespéré ? Non, pas tout à fait. Le petit monde qui gravite autour de Laurent, le chauffeur de taxi, montre qu’une autre vie est possible, chargée d'amour, de vérité, d'espoir, plus humaine, loin des sirènes des conventions consuméristes de la société, à des années-lumière de «la solitude, la vraie : vivre avec quelqu’un et ne pas se rendre compte de sa présence.» Et puis il y a l’humour qui permet de survivre. A lire en urgence.
Quand je vous dis que pour s'aérer, on peut aussi lire !!! Et de plus, c'est inépuisable : romans, poésie, essais, biographies, livres d'art, théâtre... Et franchement, pas besoin d'aller aux antipodes ! Les antipodes viennent à nous (clin d'oeil à Caryl Férey)...
1 commentaire:
Présenté avec tant d'enthousiasme, je me suis laissé séduire et me suis empressé de commander ce livre.
C'est toujours un plaisir de vous lire, j'espère en avoir autant en lisant l'une de vos recommandations.
Bien à vous.
Pierre
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