lundi 6 avril 2020

6 avril 2020 : Coline Serreau nous parle

tout ce système est bâti sur un mépris sans borne envers l’être humain. Si j’étais naïf, j’exigerais la justice pour nous autres, les silicosés. Mais je sais que la justice c’est bon pour ceux qui ont le pouvoir ; nous autres, les petits, nous n’avons rien à voir avec elle.
(Kurt Salomonson, Les grottes, trad. Philippe Bouquet, Plein chant, 1987)

Bien entendu, le roman de Kurt Salomonson, que je viens de lire, ne parle pas de la crise actuelle (il date des années 60 et a été traduit en France dans les années 80), mais sa dénonciation sociale vaut largement pour ce qui nous arrive aujourd'hui. C'est pourquoi je le mets en exergue.


Et, après Annie Ernaux, il y a cinq jours, c'est encore une femme qui nous aide à y voir clair dans la situation actuelle : Coline Serreau, cinéaste dont plusieurs films m'ont passionné, La crise (1992), La belle verte (1996), Chaos (2001), Saint-Jacques La Mecque (2005), Solutions locales pour un désordre global (2010). Les femmes sauveront-elles notre monde en folie ?

LE MONDE QUI MARCHAIT SUR LA TÊTE EST EN TRAIN DE REMETTRE SES IDÉES À L’ENDROIT par Coline Serreau (texte paru dans Médiapart)

[...] Les virus sont des êtres puissants, capables de modifier notre génome, traitons-les sinon avec respect, du moins avec modestie. 
Apprenons à survivre parmi eux, à s'en protéger en faisant vivre l'espèce humaine dans des conditions sanitaires optimales qui renforcent son immunité et lui donnent le pouvoir d'affronter sans dommage les microbes et virus dont nous sommes de toute façon entourés massivement, car nous vivons dans la grande soupe cosmique où tout le monde doit avoir sa place. [...]
Dans cette crise, ce qui est stupéfiant c’est la rapidité avec laquelle l'intelligence collective et populaire se manifeste. En quelques jours, les Français ont établi des rites de remerciement massivement suivis, un des plus beaux gestes politiques que la France ait connus et qui prolonge les grèves contre la réforme des retraites et l'action des gilets jaunes en criant haut et fort qui et quoi sont importants dans nos vies.
Dans notre pays, ceux qui assurent les fonctions essentielles, celles qui font tenir debout une société sont sous-payés, méprisés [...], touchent des salaires de misère [...]. Dans notre monde le mot paysan est une insulte, mais des gens qui se nomment "exploitants agricoles" reçoivent des centaines de milliers d'euros pour faire mourir notre terre, nos corps et notre environnement tandis que l'industrie chimique prospère.
Et voilà que le petit virus remet les pendules à l'heure, voilà qu'aux fenêtres, un peuple confiné hurle son respect, son amour, sa reconnaissance pour les vrais soldats de notre époque, ceux qui sont prêts à donner leur vie pour sauver la nôtre alors que depuis des décennies les gouvernements successifs se sont acharnés à démanteler nos systèmes de santé et d'éducation, alors que les lobbies règnent en maîtres [...].
Nous manquons d'argent pour équiper nos hôpitaux, mais bon sang, prenons l'argent où il se trouve, que les GAFA payent leurs impôts, qu'ils reversent à la société au minimum la moitié de leurs revenus. [...] ils doivent payer leurs impôts et rendre aux peuples ce qui leur est dû.
Il faudra probablement aussi revoir la question de la dette qui nous ruine en enrichissant les marchés financiers. [...] Je ne vois pas comment à la sortie de cette crise, quand les comptes en banque des petites gens seront vides, quand les entreprises ne pourront plus payer leurs employés qui ne pourront plus payer les loyers, l'électricité, le gaz, la nourriture, comment le gouvernement pourra continuer à gaspiller 90% de son budget à rembourser une dette qui ne profite qu'aux banquiers.
[...] il faudra relocaliser, produire de nouveau chez nous, se contenter de nos ressources, qui sont immenses, et détricoter une partie de la mondialisation qui n'a fait que nous appauvrir. [...] Ne nous y trompons pas, il n'y aura pas de retour en arrière après cette crise.
Parce que malgré cette souffrance, malgré ces deuils terribles qui frappent tant de familles, malgré ce confinement dont les plus pauvres d'entre nous payent le plus lourd tribut, à savoir les jeunes, les personnes âgées isolées ou confinées dans les EHPAD, les familles nombreuses, coincés qu'ils sont en ville, souvent dans de toutes petites surfaces, malgré tout cela, le monde qui marchait sur la tête est en train de remettre ses idées à l'endroit.
Où sont les vraies valeurs ? Qu'est-ce qui est important dans nos vies ? Vivre virtuellement ? Manger des produits issus d'une terre martyrisée et qui empoisonnent nos corps ? Enrichir par notre travail ceux qui se prennent des bonus faramineux en gérant les licenciements ? Encaisser la violence sociale de ceux qui n'ont eu de cesse d'appauvrir le système de soin et nous donnent maintenant des leçons de solidarité ? Subir une médecine [...] aux ordres des laboratoires pharmaceutiques ? Alors que la seule médecine valable, c’est celle qui s'occupe de l'environnement sain des humains, qui proscrit tous les poisons, même s'ils rapportent gros. Pourquoi croyez-vous que ce virus qui atteint les poumons prospère si bien ? Parce que nos poumons sont malades de la pollution [...].
En agriculture, plus on cultive intensivement sur des dizaines d'hectares des plantes transformées génétiquement ou hybrides dans des terres malades, plus les prédateurs, ou pestes, les attaquent et s'en régalent, et plus il faut les arroser de pesticides pour qu'elles survivent, c’est un cercle vicieux qui ne peut mener qu'à des catastrophes.
Mais ne vous faites pas d'illusions, on traite les humains les plus humbles de la même façon que les plantes et les animaux martyrisés. [...] seuls une alimentation et un environnement sains permettront de se défendre efficacement et à long terme contre les virus.
Le confinement a aussi des conséquences mentales et sociétales importantes pour nous tous, soudain un certain nombre de choses que nous pensions vitales se révèlent futiles. Acheter toutes sortes d'objets, de vêtements, est impossible  [...] on ne perd plus de temps en transports harassants et polluants [...]. On prend le temps de cuisiner [...], on se parle, on s'envoie des messages qui rivalisent de créativité et d'humour. Le télétravail [...] permettra plus tard à un nombre croissant de gens de vivre et de travailler à la campagne, les mégapoles pourront se désengorger.
Pour ce qui est de la culture, les peuples nous enseignent des leçons magnifiques : la culture n'est ni un vecteur de vente, ni une usine à profits, ni la propriété d'une élite qui affirme sa supériorité, la culture est ce qui nous rassemble, nous console, nous permet de vivre et de partager nos émotions avec les autres humains. Quoi de pire qu'un confinement pour communiquer ? Et pourtant les italiens chantent aux balcons, on a vu des policiers offrir des sérénades à des villageois pour les réconforter, à Paris des rues entières organisent des concerts du soir, des lectures de poèmes, des manifestations de gratitude, c’est cela la vraie culture, la belle, la grande culture dont le monde a besoin, juste des voix qui chantent pour juguler la solitude.
C’est le contraire de la culture des officines gouvernementales qui ne se sont jamais préoccupées d'assouvir les besoins des populations, de leur offrir ce dont elles ont réellement besoin pour vivre, mais n'ont eu de cesse de conforter les élites, de mépriser toute manifestation culturelle qui plairait au bas peuple. [...] Si les manifestations si généreuses, si émouvantes des peuples confinés pouvaient avoir une influence sur le futur de la culture ce serait un beau rêve !
Pour terminer, je voudrais adresser une parole de compassion aux nombreux malades et à leurs proches, et leur dire que du fin fond de nos maisons ou appartements, enfermés que nous sommes, nous ne cessons de penser à eux et de leur souhaiter de se rétablir. Je ne suis pas croyante, les prières m'ont toujours fait rire, mais voilà que je me prends à prier pour que tous ces gens guérissent. Cette prière ne remplacera jamais les soins de l'hôpital, le dévouement héroïque des soignants et une politique sanitaire digne de ce nom, mais c’est tout ce que je peux faire, alors je le fais, en espérant que les ondes transporteront mon message, nos messages, d'amour et d'espoir à ceux qui en ont besoin.

Coline Serreau
« …notre véritable vocation n’est pas de produire et de consommer jusqu’à la fin de nos vies mais d’aimer, d’admirer et de prendre soin de la vie sous toutes ses formes »
Pierre Rabhi



Texte intégral du texte de Coline sur Médiapart :

https://blogs.mediapart.fr/mariethe-ferrisi/blog/010420/le-monde-qui-marchait-sur-la-tete-coline-serreau

Aucun commentaire: