vendredi 17 avril 2020

17 avril 2020 : confinement 1


Le sana, pour beaucoup, c’est le refuge, la retraite anticipée, ils ont plus tellement envie de retrouver l’usine, les petites besognes marmiteuses, la survie quotidienne entre le patron, le loyer, s’acheter le costard au carreau du Temple et passer toujours devant les boutiques étincelantes sans avoir de quoi y entrer.
(Alphonse Boudard, L’hôpital : une hostobiographie, La Table ronde, 1972)



J'ai la chance d'avoir un parc sous les fenêtres de ma tour ; en temps ordinaire, ce parc sert de lieu de passage et de lien pour les gens du quartier. On y trouve des bancs pour papoter, des arbres pour profiter de l'ombre, des agrès pour faire du sport, des jeux pour enfants, des pistes pour pétanque... J'avoue que je triche un peu actuellement, je sors parfois plusieurs fois par jour, marcher me fait du bien, soigne mes lombes affaiblies par la position assise, je vois quelques oiseaux qui se moquent du confinement et, de temps en temps, une personne qui répond à mon bonjour (j'ai en effet gardé cette habitude d'enfant villageois et dis "bonjour" à tout le monde). Mon bonjour en surprend plus d'un, mais, comme dans mon enfance, beaucoup ne répondent pas. Aujourd'hui surtout, où la peur du virus les fait s'écarter et se demander quel est cet olibrius qui ose encore parler ; j'ai un masque, une casquette, mes gants et, s'il y a du soleil, on ne me voit pas derrière les lunettes noires et on ne peut deviner mon sourire engageant. J’ai donc l'impression de me balader dans un film muet : absence de bruits de voitures – à peine de temps à autre le pin-pon d'une ambulance, d’un véhicule de pompiers ou de police – et la plupart des humains s'écartent du pestiféré que je suis probablement. Par bonheur, je croise encore un être humain, homme, femme ou enfant, qui n'est pas connecté sur son smartphone et ses écouteurs et qui éclaire ma matinée ou mon après-midi par une petite conversation : hourra, je ne suis pas seul au monde... 


Karak : dessin publié sur son blog 
http://karak.over-blog.com/
Les pigeons, les moineaux, les merles, les pies, parfois une buse dans le ciel, les arbres en fleur, les innombrables pâquerettes, un léger zéphir, tout me dit : berçons-le, ce brave qui nous voit, qui nous écoute, qui apprécie notre chant et nos voix, nos parfums et nos couleurs, notre vol ou nos sautillements au sol, qui ose s'arrêter, inspirer, qui prend son temps, et c'est pour lui que nous chantons, sifflons, volons, soufflons, crions, gambadons, picorons, murmurons dans cette ville devenue inhumaine et comme morte... 

Dessin de Karak, id.
 
Heureusement aussi, je lis beaucoup et essaie de comprendre le confinement et, sans m’y complaire, de me dire qu’il y a des confinements pires que le mien, que le nôtre... Comme le dit Matthieu (évangile, chap. 25, verset 36 : "j'étais malade, et vous m'avez visité ; j'étais en prison, et vous êtes venus vers moi"), il y a les malades, les prisonniers, il y a aussi les vieillards dans les EHPAD, les SDF si nombreux et les migrants dans leurs embarcations en Méditerranée, ceux qui sont dans des camps (Turquie, Syrie, Grèce, Sri-Lanka, Gaza...), les victimes des guerres un peu partout, les victimes de blocus économiques, etc.

 
J’ai donc trouvé dans ma bibliothèque quelques livres non encore lus et qui traitent d’un confinement particulier. Ainsi le livre des lettres de captivité de Marie Durand pendant les 38 années (1730 à 1768) de sa réclusion dans la Tour de Constance à Aigues-Mortes pour refus de se convertir au catholicisme, Résister : lettres de la Tour de Constance (Éd. Ampélos, 2018). Rassemblées par Céline Borello, ces lettres furent écrites à de multiples correspondants, sa nièce notamment dont les parents furent eux aussi martyrisés, des amis protestants comme elle, ainsi le pasteur Paul Rabaut ou des relations coreligionnaires pouvant apporter de l’aide aux prisonnières, dans l’enfer qu’elles ont vécu. Elle prend des nouvelles des uns, demande une aide financière ou spirituelle aux autres (notamment aux églises du "Refuge", des protestants émigrés à Amsterdam), et milite toujours ardemment pour être libérée (jusqu’à écrire à Mme de Pompadour, favorite du Roi) en espérant pouvoir bénéficier de la liberté de conscience. Dans cette prison pour femmes protestantes, tandis que les hommes étaient exécutés ou envoyés aux galères, les prisonnières n’ont jamais douté de leur innocence et gardé leur foi malgré les conditions extrêmement dures de leur captivité, saleté, froid, promiscuité, faim, maladies. 

 
Et, dans le domaine du confinement dû à la maladie ou au handicap dans des établissements de soin, j’ai enfin lu le livre de Grand-Corps malade (Fabien Marsaud de son vrai nom), Patients. Le slameur qui, après son plongeon dans une piscine trop peu remplie, devenu tétraplégique, avait cru sa vie finie, nous raconte son long séjour de patient dans des centres de rééducation pour handicapés. On s’attend à de la révolte contre la destinée, de la colère contre soi-même, mais le jeune homme, aidé par un personnel très compétent, acquiert une sagesse, une grande humilité (il trouve pire que lui dans le centre) et fait face avec un brin d’humour. Certes, le handicap peut nous mettre, lecteur, mal à l'aise : on va encore dire que je suis maso de lire ce genre de livres. Mais pas du tout, j’ai envie de mieux comprendre la vie d’assis dans ces fauteuils roulants, et comment ça se passe quand on ne peut plus rien faire par soi-même. En fait, comme le film qu’il en a tiré et que j’ai vu il y a trois ans, le livre est roboratif, c’est un livre d’espoir, d’amitié, qui peut aider d’autres personnes, notamment ceux qui sombrent trop facilement dans nos dépressions modernes. Deux slams ouvrent le récit.


Autre livre, autre style. En 1972, Alphonse Boudard publie L’hôpital : une hostobiographie dans lequel il rassemble ses souvenirs un peu dans le désordre et avec sa verve argotique habituelle : la langue est verte, les phrases courtes, et parfois on se bidonne. Les souvenirs remontent à 1952, où l’auteur alors âgé de vingt-six ans, se retrouve comme indigent et bénéficiaire de l’AMG (assistante médicale gratuite) dans une succession d’hôpitaux et de sanatoriums pour soigner sa tuberculose attrapée en prison. Il se retrouve dans une vraie cour des miracles d’éclopés de toute sorte dont il tire une description que n’aurait pas renié Rabelais. On frise parfois le grand-guignol, il faut le reconnaître. Mais pourtant, il y a là une humanité extraordinaire, les malades parfois suicidaires, les soignants (parmi lesquels les infirmières-chefs l’ont particulièrement inspiré), les bouteilles de vin qui circulent malgré l’interdiction, la sexualité étouffée ou addictive, le désir forcené de s’en sortir pour quelques-uns, le désespoir de beaucoup dans des salles suroccupées, sans intimité, voire sales et malodorantes. Trop de malades, pas assez de lits, on se croirait dans notre temps ! Les visiteurs gênés : "Malade, je sais pas pourquoi, ça vous a un petit air respectable aux yeux des bien portants… On s’approche comme à l’église, on parle bas, on compatit". Les boucs-émissaires comme dans toute collectivité : "il leur faut toujours un galeux, un souffre-douleur, depuis la communale jusqu’à l’asile de vieillard sans doute". Les médecins tout-puissants : "dès qu’on change d’établissement, le nouveau praticien il fait les plus expresses réserves sur le diagnostic de ses confrères, il chicane les doses prescrites, il est pas partisan de ceci, il a obtenu, lui, des résultats prodigieux avec cela". Et l’humour noir qui assure la survie : "Le cimetière, on a beau dire, ça vous règle parfois les questions sociales épineuses".
C’est le troisième livre de Boudard que je lis. j’ai découvert l’écrivain dans les bibliothèques des cargos en 2015 et 2020. J’avais acheté celui-ci en me disant que je comprendrais mieux ma mère, tubarde comme Boudard, mais entre 1936 et 1942, durée de six ans comme lui, et qui eut la chance d’aller dans un sanatorium de montagne de meilleure qualité que les sanas miteux décrits par Boudard en région parisienne. Les séjours en prison, les séjours en hostos et sanas ont permis à Boudard de découvrir la littérature et ont fait mûrir sa vocation d’écrivain d’une langue, d’une gouaille, d’une jactance très particulières, dans la lignée de Villon, Rabelais et Céline, donc non "politiquement correcte". L’auteur nous annonce que, "à l’hôpital, en plus, on s’accoutume à l’idée de la mort", ce qui après tout pourrait être la conclusion de ce très beau livre. Remplacez "hôpital" par "confinement" et je crois qu’on pourrait aussi conclure sur notre temps... La mort, sujet tabou aujourd’hui.

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