En
vérité, le développement incontrôlé de la technologie détruit
les sources vitales de notre humanité. Elle crée une culture
dépourvue de fondement moral, sape certains processus mentaux et
mine les relations sociales qui donnent du sens à la vie.
(Neil
Postman, Technopoly :
comment la technologie détruit la culture,
trad. Collective, L’échappée, 2019)
La
publication originale de ce livre date de 1992, donc à une époque
où internet ne faisait que balbutier et où
l’ordinateur portable était en passe de se développer à une allure
exponentielle. On était entré, selon l’auteur, dans l’ère de la
Technopoly, Postman étant très sensible aux effets de saturation
liés à son usage, et qui pour lui, paraissent propres à miner toute notre vie
sociale et même le "sens de la vie". Que dirait-il
aujourd’hui s’il voyait l’ordiphone envahir la vie privée et
l’espace public, y compris dans les pays les plus pauvres, ruinant
toutes la vie traditionnelle ?
L’ouvrage
de Postman se veut en effet comme un signal d’alarme :
avons-nous oublié Platon qui, dans Phèdre, nous rappelle que
la technique présente certes des avantages mais aussi des
inconvénients ? Il est indéniable
que l’ordinateur, comme toute innovation technique, suscite
des gagnants et
énormément de perdants. Et, en particulier, nous avons par cet
outil "dévalorisé la capacité singulière des humains à
appréhender les choses sous un angle psychique, émotionnel et
moral, et remplacé cette confiance par une foi dans la puissance du
calcul technique".
Postman
explique que la technocratie, qu’il fait remonter à l’invention
de l’imprimerie par Gutenberg, modifie en profondeur ce qui fait
l’humanité : "les outils jouent un rôle central dans la
façon de penser des hommes. Tout est soumis d’une manière ou
d’une autre au développement des outils. Ils ne sont pas intégrés
dans la culture ; ils attaquent la culture et finissent par
devenir la culture. Ce faisant, ils forcent la tradition, les
mœurs sociales, les mythes, les politiques, les rites et les
religions à lutter pour leur survie". Or, la culture, c’est
la langage, la littérature, l’art, la religion, les mythes, les
traditions, l’intelligence ordinaire et banale de la vie en
société. Toutes choses mises à mal par la toute puissance de la
technologie, devenue totalitaire, livrée aux mains d’experts et de
techniciens qui font la pluie et le beau temps dans tous les
domaines, y compris la politique, l’économie, l’éducation et
l’enseignement. La spiritualité en est quasiment exclue. Dans la
Technopoly, "tous les experts jouissent d’un charisme
religieux. Certains de nos prêtres-experts sont appelés
psychiatres, d’autres psychologues, sociologues ou statisticiens.
Leur dieu ne parle pas de droiture, de bonté, de clémence ou de
grâce, mais d’efficacité, de précision et d’objectivité. Les
concepts moraux de péché ou de mal […] sont alors remplacés par
ceux de « déviance sociale » et de « psychopathologie »
issus des domaines statistique et médical." L’humanité se
trouve dépossédée d’elle-même, et en particulier de la notion
de bien et de mal : que dirait-il de la connectivité
généralisée dans laquelle nous baignons trente ans plus tard ?
Bientôt nous n’aurons plus de contacts directs avec nos médecins,
comme déjà nous n’en avons plus avec nos banquiers ; nous
passerons par des machines pour nous connaître.
Ces
machines nous renvoient à la crédulité ancienne : Bernard
Shaw notait déjà avant guerre qu’un "individu lambda de la
première moitié du XXe siècle est à peu près aussi crédule
qu’un individu lambda du Moyen âge. Pour ce dernier, la source
d’autorité était la religion. De nos jours, c’est la science".
Or, nous rappelle l’auteur, il y a science et science : pour
lui, les sciences humaines ne sont pas exactes, et pourtant on en
fait état à tout moment dans les débats télévisuels pour
justifier la technocratie, au nom d’un scientisme cautionnant
l’économie et toutes les décisions qui nous concernent tous, et
qui nous transforment en consuméristes passifs, aptes à considérer
toute innovation comme inévitable, car c’est le "progrès" (cf les trottinettes électriques...).
Et, par contre, à nous enfermer dans un "présentisme" qui
abolit l’histoire (faut voir comment elle est enseignée
aujourd’hui !), la mémoire des traditions, des religions, des
mythes, la distance critique envers la nouveauté et, en fin de
compte, tout ce qui fonde l’humanisme.
Dans
sa préface, François Jarrige note que l’auteur regrette la
disparition de la fonction essentielle de l’enseignement : "c’est
lui qui doit permettre le maintien “d’âmes rebelles”,
c’est-à-dire capables de conserver une distance critique
vis-à-vis de la technologie, afin qu’elle apparaisse toujours
comme quelque peu étrange et artificielle".
Dans
le dernier chapitre, Postman estime que "chaque
élève, même dès son plus jeune âge, pourrait commencer à
comprendre, contrairement à aujourd’hui, que la connaissance n’est
pas une chose établie, mais un stade de développement de
l’humanité, avec un passé et un avenir".
Cette déification de la technologie (via la "science" et
le "progrès") finit par prendre "la forme d’un
dogme qui prône un progrès sans limites, des droits sans
responsabilité et des technologies sans conséquence. Ce dogme ne
repose sur aucun fondement moral, mais sur le seul culte de
l’efficacité, de l’intérêt personnel et de la croissance
économique. Il promet le paradis sur terre en vantant le confort
apporté par le progrès technique. Il rejette tous les récits et
symboles traditionnels et résume l’existence à des compétences,
à une expertise technique et à une frénésie consumériste".
Un
livre à lire urgemment si l’on veut se battre contre les excès de
la croissance économique, contre la prédation des ressources
naturelles par des êtres bornés et soucieux uniquement de la
croissance de leur capital, contre le réchauffement climatique,
contre le pouvoir aux mains de "cliques technocratiques,
insatiables autant qu’impitoyables, au service des intérêts
privés dominants" (Alain Accardo).
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