mercredi 18 novembre 2015

18 novembre 2015 : on ne naît pas terroriste, on le devient


la perte de la relation humaine (spontanée, réciproque, symbolique) est le fait fondamental de nos sociétés.
(Jean Baudrillard, La société de consommation, Denoël, 1970)


Quand on voit ce qui vient de se passer, je me demande si je n'ai pas eu une prémonition d'intituler mon précédent blog Présence de la mort. Et, plus étrange encore, ma dernière lecture au long cours (commencée il y a deux mois) est un gros livre de Pierre Miquel (héritage de ma marraine), Les guerres de religion, paru en 1980 chez Fayard, qui concerne lesdites guerres en France de 1520 à 1789. Je viens de l'achever, et voici une de ses conclusions : "S'il est vrai que la foi contrariée pousse au fanatisme, les institutions menacées réagissent toujours par la terreur légale et l'enchaînement des violences n'a pas de limites." Je vous laisse méditer sur cette phrase. En tant que vieux huguenot, je croyais bien connaître le sujet. Mais j'ai en fait appris beaucoup de choses, et notamment que le règne de Louis XIV sort peu glorieux dans cette affaire...


Par ailleurs, je viens de voir deux films qui peuvent, chacun à sa manière, nous éclairer sur le sujet du terrorisme : c'est-à-dire comment une idée fixe, qui peut confiner au fanatisme, s'empare tout soudainement d'un individu qui croit trouver ainsi un sens à sa vie.
 
Dans L'homme irrationnel, le nouveau film de Woody Allen, nous voyons un professeur de philosophie à l'Université, Abe Lucas, dans un état de délabrement psychique intense qui, par manque affectif, a perdu toute joie de vivre. Il entame deux liaisons, l'une avec une collègue dont le mariage est un échec, l'autre avec sa meilleure étudiante, dont il croit se faire une véritable amie. Un hasard fait que la vie d'Abe bascule le jour où il surprend dans un café une conversation délicate : une femme raconte qu'un juge va lui enlever la garde de ses enfants, tout simplement parce qu'il est très ami avec son mari. Abe décide alors de s'ériger en justicier et de supprimer le juge. Il réalise alors un crime parfait, sans laisser de trace et sans mobile, puisqu'il ne connaissait pas personnellement le juge. Et sa vie en est changée : il y reprend goût, comme s'il avait de nouveau trouvé la force créatrice pour continuer à vivre, comme s'il avait par cet acte déterminé lui-même sa vie. L'écrivain préféré d’Abe est bien sûr Dostoïevski et Crime et Châtiment est son livre de chevet. En dehors de l'intrigue, mélange de comédie anti-bourgeoise et de polar à l'anglaise, on voit bien que le cinéaste a centré son propos sur le mystère du Mal : comment un individu apparemment normal devient-il un assassin ? Et même en arrive, en philosophe, à justifier ce qu'il a fait. Thème autrefois traité par Hitchcock dans La corde (en beaucoup mieux).
 
Robert Guédiguian, lui, expose le problème arménien dans Une histoire de fou (très mauvais titre qui expliquera l'échec commercial du film). Le film débute à Berlin en 1921. Le principal responsable du génocide Arménien, Talaat Pacha, est exécuté dans la rue par Soghomon Thelirian dont la famille a été entièrement exterminée. Il témoigne au procès du génocide et il est acquitté. Après ce prologue en noir et blanc, nous passons au début des années 80. Aram, un jeune Marseillais d’origine arménienne, commet un attentat contre l’ambassadeur de Turquie et blesse grièvement un cycliste qui passait là par hasard, Gilles Tessier. Aram prend la fuite et rejoint au Liban l’armée de libération de l’Arménie. Avec d'autres jeunes arméniens du monde entier, il est persuadé que seule la lutte armée permettra au monde de reconnaître le génocide arménien. La famille d'Aram, qui ne savait rien des projets de leur fils, se sent coupable. La mère (admirable Ariane Ascaride) monte à Paris pour demander pardon à Gilles, au nom du peuple arménien. Très handicapé, à sa sortie d'hôpital, Gilles descend à Marseille et convainc la mère d'Aram de l'emmener au Liban. Il a besoin de voir son meurtrier en face...
Ce formidable film nous fait comprendre assez bien la naissance du terrorisme, l’endoctrinement et la radicalisation : les parents n'ont rien vu venir, leur fils a disparu un jour. Le film affirme la manière dont l'intolérance se développe et n'occulte pas les racines idéologiques ni les horreurs (dommages collatéraux, comme disent si bien les partisans de la terreur d'état avec leurs bombardements prétendument ciblés, en réalité largement aveugles) qu'elles entraînent. Thème que Camus aussi avait traité dans sa pièce Les justes.
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Je crois que la réflexion doit s'imposer. Lire est une manière de réfléchir, malheureusement de plus en plus discrète : où trouver le temps de lire, avec ces heures passées sur sa tablette, son smartphone ou internet ? Michel Tournier, dans Je m'avance masqué : entretiens avec Michel Martin-Roland (Gallimard, 2013, autre lecture récente) nous dit : "il faut bien avoir à l'esprit que les gens que nous rencontrons, neuf fois sur dix, n'ouvrent jamais un livre." J'en suis assez convaincu et je suis persuadé que c'est le cas de tous ces terroristes. De même que Sergio Ghirardi, dans Nous n'avons pas peur des ruines : les situationnistes et notre temps, (L'insomniaque, 2004) nous dit : "les monothéismes complotent en coulisse, diffusant l'irrationalisme morbide de la pensée religieuse là où le totalitarisme de la marchandise produit un vide de la pensée humaine." Ce vide que prévoyait déjà en 1970 Jean Baudrillard dans le livre cité en exergue. Car le matérialisme consumériste ne nourrit pas la pensée, il l'anéantit plutôt. 
Et je pense aussi qu'il ne faut pas céder à la peur : là encore, les penseurs nous aident à voir clair. Sergio Ghirardi encore dans un autre livre, Lettre ouverte aux survivants : de l'économie de catastrophe à la société du don (Éditions libertaires, 2014), a écrit : "Ne pouvant compter ni sur une Wehrmacht ni sur une Armée Rouge pour installer une dictature stable, le terrorisme intégriste, vrai ou présumé, n'a pas d'autres chances, en effet, que de s'emparer de nos têtes et de nos cœurs par la peur, pour les offrir, paradoxalement, à son ennemi prétendu [le capital]. Celui-ci se renforce par notre soumission de sujets terrorisés, incapables de refuser la domestication." Et c'est ainsi que nous aboutissons à la servitude volontaire que dénonçait déjà, au XVIe siècle, La Boétie, l'ami de Montaigne.
Je n'ai pas peur, je maintiens mon voyage prochain à Marrakech !
Et je me méfie par-dessus tout de la "terreur légale".

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