mercredi 11 novembre 2015

11 novembre 2015 : présence de la mort : l'Amérique latine et nous


Mourir n'est pas si grave, ma petite ! Ce qui est grave, c'est d'être encore là. Cette manie qu'ont les mortels de s'agripper à la vie du bec et de l'ongle, en contradiction avec notre essence profonde, est d'une mesquinerie !
(Fernando Vallejo, Et nous irons tous en enfer, trad. Gabriel Iaculli, Éd. du Rocher, 2003)



Puisqu'on célèbre encore aujourd'hui l'anniversaire de la boucherie de 14-18, et qu'il y a peu c'était la fête des morts, la mort - thème ô combien tabou dans notre monde actuel -  sera mon sujet d'aujourd'hui, à travers le cas de l'Amérique latine, deux films et un livre, dont elle est un fil conducteur.

  Chronic est un film mexicain par sa production et son réalisateur Michel Franco (auteur du terrible Después de Lucía, chroniqué dans mon blog le 8 octobre 2012). Mais il est tourné en anglais et on suppose que ça se passe aux USA. Le héros, David (Tim Roth), est un infirmier qui s’occupe, à domicile, des personnes en fin de vie (une sidéenne, une cancéreuse) ou handicapés (un vieillard qui a fait un AVC, un adolescent en fauteuil roulant). Tout est dans le regard quasi documentaire du réalisateur sur ce personnage hors du commun. Qui est-il ? Pourquoi donne-t-il tant d'amour (agapé ici, et non éros) à ces personnes qui lui sont confiées (au point d'être accusé – faussement – de harcèlement sexuel par la famille du vieillard, honteuse d'avoir découvert des films porno sur la tablette de ce dernier). On se demande d'ailleurs s'il n'est pas un brin psychopathe, tant sa « bonté » paraît extraordinaire. En fait, David a un passé douloureux qu'il essaie de conjurer en se consacrant totalement aux autres. Donc un peu fou  aux yeux de la bonne société bourgeoise pour qui il travaille. Ce film qui nous montre le désespoir et la souffrance des malades en fin de vie, est aussi un film sur la dignité humaine. Magnifique et bouleversant pour moi qui ai vécu un accompagnement durable de l'agonie de Claire, sans avoir toutes les attentions et les qualités, ni le don absolu de soi que montre ici cet infirmier. Compte tenu du sujet (le cinéaste ne nous cache rien et crée du malaise, par exemple en s'attardant sur la toilette de ces grands malades), le film ne peut avoir qu'une audience restreinte : il est aussi loin du mélo que des bons sentiments et ne cherche pas à caresser le public (qui d'ailleurs n'aime pas voir évoquer la maladie ni la mort) dans le sens du poil. Prix du scénario à Cannes cette année. Voir ce film permet de mieux mesurer le cas du Dr Bonnemaison et de ne pas le condamner d'emblée.

 
Autre film nous venant d'Amérique latine : le dernier Patricio Guzmán, Le bouton de nacre, essai cinématographique d'une beauté sidérante. Ici, il est question des rapports qu'il y a entre la mer et le détroit de Magellan, l'éradication des tribus indiennes, et la dictature de Pinochet. Il faut voir ce magnifique documentaire à la fois géographique, historique et politique, mais qui est aussi un poème de l'exilé Patricio Guzmán. On est donc dans l’extrême sud du pays. Les indigènes qui vivaient là depuis dix mille ans ont été systématiquement exterminés par les colons (payés pour chaque Indien mort). Ils ne reste plus qu'une petite vingtaine de survivants, deux parlent ici. Et puis il y a les victimes de Pinochet, dont certaines ont disparu, après avoir été torturées, et jetées à la mer par hélicoptère, lestées d'un bout de rail. Le cinéaste filme la mise au jour par un plongeur sous-marin d’un de ces bouts de rail : sous la rouille et les coquillages incrustés, on a retrouvé un bouton de nacre – d'où le titre du film – sans doute celui de la chemise d’un disparu. Des entretiens avec l’historien Gabriel Salazar, le poète Raúl Zurita, tous deux victimes survivantes de Pinochet, et les Indiens de Patagonie, ponctuent le film. Mais le cinéaste fait la part belle aussi à la nature ; l'eau, le ciel, la mer, les glaciers, un magnifique cristal de quartz dans lequel est restée incrustée une goutte d'eau. On a affaire ici à un cinéma humaniste, en même temps qu'à un film de poète, qui relie admirablement l'éternité (la mer, les glaciers, les Indiens survivants), la géographie et l'histoire du XXème siècle : Pinochet n'a fait que continuer à l'échelle entière du pays le massacre des opposants, tel qu'initié par les colons envers les Indiens. Ce documentaire est aussi ambitieux que son précédent film, l'exceptionnel Nostalgie de la lumière. Là, il parlait du désert, du ciel et de la terre. Ici, il parle de l'eau (fil conducteur), de la mer, des étoiles (les Indiens pensent que les âmes des morts transitent par les étoiles), de l'histoire, notamment de deux événements majeurs : l'implication des États-Unis dans le coup d'état de Pinochet, l'extermination des nations indigènes de Patagonie. Un film enchanté, souvent touché par la grâce de la poésie.


Enfin, pour achever ce petit tour d'Amérique latine, j'ai lu Et nous irons tous en enfer. Comme tous les romans de Fernando Vallejo traduits en français, nous sommes dans une sorte de récit autobiographique complètement déjanté où le narrateur et l'auteur semblent se confondre. Ici, le narrateur s'en prend à la famille, à sa famille, où le père n'était que la servante de sa mère, démon reproducteur (vingt-cinq enfants), autoritaire et castratrice, qu'il surnomme "la folle". Aussi, devenu adulte, fuit-il à l'étranger, au Mexique. Mais il revient pour l'agonie de son père (le seul membre de la famille humain à ses yeux), puis pour celle de son frère Darío, homosexuel comme lui, et qui est en phase terminale du SIDA. C'est l'occasion pour l'auteur de se livrer à une description apocalyptique, dévastatrice, de la Colombie et de la folie collective qui y règne. Parce qu'il n'y a pas que la mère qui soit folle. Le narrateur retrouve dans la maison familiale le "petit enfer que la Folle a amoureusement construit de ses mains, peu à peu, jour après jour, en une cinquantaine d'années". Cette haine de la mère s'est élargie à à celle de toutes les institutions (particulièrement l'église et le pape, mais aussi la médecine et les politiciens). Tandis que la mère, la "pondeuse", se contrebalance de l'agonie de Darío. Et surtout le narrateur dialogue avec la mort, avec qui il a une relation privilégiée depuis longtemps.
L'ensemble du livre est une sorte de révolte, pas seulement contre la mort, mais aussi bien contre la vie et encore plus contre les vivants, en particulier contre les femmes, ces pondeuses qui ne cessent de reproduire à l'infini des enfants à foison : "En tout enfant il y a en puissance un homme, un être nuisible. L'homme naît mauvais et la société l'empire. Par amour de la nature et souci de préservation de l'équilibre écologique, pour sauver les vastes mers, il faut en finir avec ce fléau". Cette mort que le narrateur ne redoute pas, car la vie en Colombie est si semblable à la mort, et c'est une drôle d'idée de vouloir s'y accrocher.
Avec ce roman, j'achève la lecture des livres traduits en français de Fernando Vallejo. Sans atteindre la brillance de La vierge des tueurs, ni la truculence de Carlitos qui êtes aux cieux, ni le mystère du Feu secret, ça reste un très bon roman latino-américain, qui mérite le détour et lui valut d'ailleurs un prestigieux prix littéraire. Mieux vaut cependant, pour commencer avec cet auteur, lire ses autres livres d'abord. 
 

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