dimanche 7 septembre 2014

7 septembre 2014 : in memoriam, Patrice Caillot (1945-2013)


Il ne croyait pas au hasard et il aimait le dire. Il aimait parler des intimes filiations qui se nouent entre les êtres.

(François Emmanuel, La nuit d'obsidienne, Les Éperonniers, 1992)



Patrice Caillot est mort. On voit que je ne regarde pas internet si souvent, car, comme pour Isabelle Jan (cf ma page du 14 août 2012), j'apprends son décès avec beaucoup de retard : le CNBDI (Centre nationale de la bande dessinée et de l'image) a signalé sa disparition le 8 janvier 2013.

Il fut mon seul ami masculin – j'étais plutôt entouré par un essaim de femmes, Monique R., Marie-José C., Anne E., Anne-Marie D, Christine P., Annick P., etc. – parmi mes condisciples de l'École Nationale Supérieure des Bibliothèques pendant l'année scolaire 1969-1970. L'admiration que j'avais pour lui – il était un peu plus âgé que moi, il était parisien jusqu'au bout des ongles, il aimait séduire les femmes alors que j'étais d'une timidité excessive, il avait des connaissances littéraires et artistiques sans commune mesure avec les miennes, petit provincial que j'étais, et il aimait les faire partager – cette admiration n'était pas éloignée de l'amour. Je peux dire qu'il m'a fait grandir et que, sans lui, je n'aurais peut-être pas dirigé ma carrière de la même façon.

Nous étions souvent côte à côte pendant les travaux pratiques de catalogage ou de bibliographie : c'est avec lui que j'appris à fureter dans la salle des catalogues de la Bibliothèque Nationale, rue de Richelieu, auquel notre statut d'élève-conservateur nous donnait accès. Comme je lisais chaque semaine le Canard enchaîné, il me fit découvrir Hara Kiri hebdo et son humour très particulier et plus virulent. Je crois bien que c'est pour l'imiter – ou au moins pour lui tenir compagnie quand il nous arrivait de baguenauder dans les rues de Parisque je me suis mis à fumer en décembre 1969.

Il habitait en banlieue, mais fréquentait beaucoup les cinémas de Paris, en particulier toutes les petites salles qui proposaient des reprises (nous hantions l'Action La Fayette qui n'existe plus, et programmait un film différent chaque jour, que du cinéma américain de la grande époque) ou du cinéma-bis (épouvante – il adorait le cinéaste italien Mario Bava et son actrice fétiche Barbara Steele, science-fiction, polar de série B, etc.), m'entraîna à la Cinémathèque (où nous vîmes un jour un film italien en version originale sous-titré en allemand !), aux reprises des films de Buster Keaton ou de Sternberg avec Marlène Dietrich (découvertes inoubliables), fit mon éducation en matière de comédie musicale (genre qui le passionnait, il appréciait particulièrement Fred Astaire et Cyd Charisse, il appelait cette dernière The legs). Bref, je croyais avoir une solide culture cinématographique avant de le connaître (fréquentation assidue du ciné-club hebdomadaire du lycée et de plusieurs ciné-clubs de Bordeaux quand j'étais étudiant, lecture mensuelle de la revue Cinéma à laquelle j'étais abonné, nombreux films vus en salle et à la télévision), j'ai dû déchanter. Après mon année à l'école, ma curiosité cinématographique en fut, grâce à lui, plus affûtée.

Du côté des livres, il m'a aussi ouvert des horizons. Grand amateur de bande dessinée, dont il fut un collectionneur assidu, notamment de l'époque de l'âge d'or (XIXe siècle et début du XXe, jusqu'en 1939), il savait faire partager ses goûts (et ses dégoûts !). C'est un peu grâce à lui que j'ai développé le fonds BD quand je fus dans le Gers, au point même de faire une conférence (!) avec diapos sur le thème vers 1977. De la même manière, il aimait les littératures populaires, et participa aux activités de l'Association des amis du roman populaire et de sa revue Le Rocambole. Il avait une affection pour trois auteurs que j'aimais aussi : Gaston Leroux (dont il me fit lire le diptyque La poupée sanglante et La machine à assassiner dans sa belle édition des éditions Opta), James Hadley Chase (mais je ne connaissais pas encore l'extraordinaire Miss Shumway jette un sort, qu'il me proposa) et Michel Zévaco (il admirait les images des couvertures des anciennes éditions signées Gino Starace, illustrateur aussi des Fantômas, sur qui il publia en collaboration un bouquin aux éditions Encrage). Et il me fit connaître la science-fiction ancienne (je n'avais encore lu que Wells) et contemporaine, grâce au Club du livre d'anticipation auquel il était abonné : il me fit découvrir entre autres Philip K. Dick, Philip José Farmer, Robert Silverberg, Edgar Rice Burroughs (le cycle de Pellucidar). 
Edgar Rice Burroughs, Pellucidar, publié chez Opta (Club du livre d'anticipation)
livre que Patrice m'a fait lire 

À la Bibliothèque Nationale, où il travailla toute sa vie, il participa à plusieurs expositions et lui fit don d'une partie de ses trésors ; je pistais ses dons en feuilletant la Revue de la Bibliothèque nationale. Car de fait, on s'est perdus de vue. Il vint pourtant me voir un jour, en plein été, vers 1975, dans ma bibliothèque du Gers. Il revenait d'une cure de trois semaines à Bagnères de Bigorre (il était asthmatique – et fumer ne l'arrangeait pas). Je me souviens de son exclamation : « Il me tarde de rentrer ! Je n'en peux plus, j'étouffe, loin de Paris ! » Je ne l'ai jamais revu, mais lui ai toujours gardé une grande place dans mon cœur. Car il est impossible d'oublier ceux qui vous ont tant apporté.
 

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