samedi 17 août 2013

17 août 2013 : analphabétisme : le retour


Notre temps est interrompu sans arrêt par le besoin compulsif de contrôler les médias que nous portons sur nous, de consulter notre portable, de photographier, de chercher des sites sur des cartes et des informations. Toutes ces pratiques bouleversent l'expérience du temps continu et sans cassure, car elles transforment le temps en séquences d'interruptions et de moments fragmentés.
Raffaele Simone, Pris dans la toile : l'esprit au temps du web, Gallimard, 2012)

La vieillesse, la retraite, sont, quand on a encore ses yeux, le temps propice aux relectures. Je me souviens de ma grand-mère voulant relire les livres qu'elle avait lus au temps de sa jeunesse. Eh bien, je fais pareil. Depuis quelques années, j'ai relu Alexandre Dumas (Les trois mousquetaires, Le comte de Monte Cristo, Les mille et un fantômes, Acté), Corneille (Le Cid, Horace), Georges Darien (Bas les coeurs !, Biribi, La belle France), Julien Gracq (Entretiens), Marcel Proust (Du côté de chez Swann), Racine (Andromaque, Iphigénie, Britannicus), Marius Noguès (Petite chronique de la boue, Lutèce et le paysan, Contes de ma lampe à pétrole), Victor Hugo, (Les misérables, Hernani, Ruy Blas), Pierre Véry (Les disparus de Saint-Agil), Molière (L'avare, Le misanthrope, Les femmes savantes), Shakespeare (Hamlet), Dostoïevski (L'idiot), Léon Tolstoï (La mort d'Ivan Ilitch), Henri Bosco (L'enfant et la rivière), Romain Rolland (Jean-Christophe), Selma Lagerlöf (Le merveilleux voyage de Nils Holgersson), Stendhal (La chartreuse de Parme), Emily Brontë (Les Hauts de Hurlevent), André Gide (La symphonie pastorale), Charles Dickens (David Copperfield), Mohammed Khaïr-Eddine (Légende et vie d'Agounchich), George Sand (Simon, Leone Leoni), Paul-Jacques Bonzon (Delph le marin), Jane Austen (Raison et sentiment, L'abbaye de Northinger), Stefan Zweig (Vingt-quatre heures de la vie d'une femme), sans compter d'innombrables poèmes (La Fontaine, Hugo, Rimbaud, Baudelaire, Verlaine, Apollinaire, Aragon, Neruda, etc.)... On remarquera que ce sont des livres substantiels – sans quoi on ne les relirait pas ! – parfois destinés à la jeunesse, comme l'excellent roman de Bonzon, que j'ai relu avec plaisir, me souvenant de lui comme du premier roman que j'ai lu, vers neuf-dix ans. J'en avais peut-être lus avant, mais je ne m'en souviens pas.
De même que je revois des films : là, je ne fais pas de liste, elle serait trop longue. Idem pour la musique (classique surtout, jazz) ou la chanson (française, principalement). Mais, pour en revenir à la lecture, je sais que notre génération, avec celle que nous avons éduquée, va sans doute être la dernière à se passionner pour le livre et la lecture, car nous assistons – et les instituteurs et professeurs sont en première ligne pour le constater – à un nouvel essor de l'analphabétisme, à un développement de l'incapacité de lire, à un affaiblissement de l'usage de la langue, et donc à un retour prochain de la barbarie, ou plus exactement à une fracture culturelle qui ira s'élargissant entre ceux qui sauront et maîtriseront, et les autres. Ceci est lié à l'accumulation exponentielle des nouvelles technologies : "l'explosion de la télématique, du Web, de la quantité incontrôlable et de la nature des gadgets numériques me paraît, sous divers aspects, une des plus extraordinaires manifestations de folie collective (parfois aussi d'idiotie) qu'on ait jamais connue", nous dit Raffaele Simone, ce linguiste italien dans le livre savant déjà cité en exergue.
Oui, il y a effectivement une folie – c'est même un crime, de mon point de vue à mettre dans les mains de tout petits enfants (deux ans parfois, ainsi que je l'ai vu), des consoles de jeux vidéo, et de les installer seuls des heures durant devant les ineptes programmes, surchargés de pubs, que la télévision propose aux enfants, jeux et programmes qui les intoxiquent et transforment leur cerveau en machine à enregistrer et non pas à penser. Il y a de quoi être effaré de voir parents (et parfois grands-parents) ne plus être capables de dire NON (par exemple, j'ai encore vu récemment de très jeunes gamins avec leur machinerie à la plage, comme si la mer, les vagues, les coquillages, le vent, le sable, n'existaient pas), ni de fixer des limites à l'utilisation de la télématique (pas de ça dans la chambre, le soir, où il s'agit de dormir – et une bonne histoire lue sur un album, bien pelotonné affectueusement avec l'adulte, remplace largement l'image vidéo ni dans les voitures ou dans les trains, qui sont lieux de convivialité et non d'isolement sur sa petite machine sophistiquée mais malheureusement là, les adultes sont les premiers à montrer le mauvais exemple, 80 % d'entre eux tapotant sur leur ordinateur ou leur tablette ou leur iphone).
De les voir incapables de parler aux enfants, de leur raconter ou de leur lire des histoires, de jouer avec eux à des jeux (physiques, de plein air, pour faire agir le corps, ou plus cérébraux, d'intérieur, pour faire travailler les méninges), de fabriquer des choses avec eux, de leur apprendre à participer aux tâches quotidiennes, toutes activités qui leur permettraient d'appréhender le monde autrement qu'avec des machines, et surtout qui leur apporteraient le langage indispensable pour se construire intérieurement et pour comprendre les autres, pour découvrir la communication et la relation humaines inter-générationnelle, et peut-être pour ne pas manquer d'amour, tout simplement. Oui, ça fait peur, cette grande solitude d'enfants encombrés de machineries hautement technologiques, mais incapables d'avoir un regard vers la nature, vers les arbres, le ciel, les nuages, vers les autres (devenus gêneurs), complètement accros, addicts comme on dit maintenant. Que deviendront-ils ?

 Et je ne sais pourquoi, je pense à Marguerite Duras ; il faut dire que je viens de revoir Hiroshima mon amour, le film de Resnais, dont elle a écrit le scénario et les dialogues magnifiques, et j'ai relevé ces phrases suivantes, que je vous invite à méditer : "Du temps viendra. Où nous ne saurons plus nommer ce qui nous arrivera. Le nom s'en effacera peu à peu de notre mémoire. Puis, il disparaîtra tout à fait."

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