lundi 5 août 2013

5 août 2013 : quel chanceux, celui-là !



Ainsi Jésus appelle et indique le chemin à prendre pour le suivre : celui du service du plus faible, celui de l'amour qui se donne pour que l'autre vive.

(Albert Schweitzer, Vivre)



J'ai eu beaucoup de chance dans la vie. Et, même aux moments les plus cruciaux, les plus durs – j'en ai eus, parfois terribles – j'ai pu rebondir relativement bien et vite, car la chance a été avec moi élastique.

Première chance : d'abord de naître dans une famille nombreuse (comme je plains les enfants uniques), aimante et unie. Une tribu même. Pauvre sans doute, mais la pire pauvreté n'est-elle pas celle de ne pas être aimé, de se sentir abandonné – et de l'être souvent, comme j'ai pu le constater dans le courant de ma longue vie ? Et quand on est aimé, on a le cœur qui s'ouvre en grand, on aime à son tour. Merci donc à mon exceptionnelle grand-mère en premier lieu. C'est elle qui m'a ouvert à la beauté du monde, qui m'a inoculé le virus de la bonté, elle dont la chaleur douce des genoux et de la grosse poitrine me fit comprendre très tôt qu'il suffit d'aimer pour se rendre la vie agréable, pour être agréable aux autres ; et qu'il faut vivre dans l'instant : "L'instant, voilà l'essentiel. Quel miracle !" (Michel Dunand, Mourir d'aller)... Je pourrais sans doute citer d'autres membres de la tribu familiale, mais si j'en oublie, ce serait trop dur pour eux, donc disons que la chance était avec moi à tous points de vue : parents immédiats, oncles, tantes et cousins, tous ouvriers et paysans, sans oublier mes frères et sœurs, si nombreux et différents les uns des autres que quand j'ai lu La comédie humaine (Balzac) ou Les Rougon-Macquart (Zola), j'ai vérifié ce que j'avais compris très tôt, que chaque individu est exceptionnel, réagit à sa manière, et que chacun doit accepter d'être un être à part.

J'ai eu la chance aussi de découvrir des maîtres formidables qui ont su trouver en moi le meilleur : les instituteurs surtout, qui ont décelé et développé mon goût pour l'histoire et la géographie, pour la poésie (mais ma grand-mère déjà, et je pourrais dire avec Léon-Paul Fargue : "Très jeune, il m'est arrivé d'aborder au rivage de la poésie, et de sentir brusquement sous mes pieds le sol accueillant d'une terre inconnue") et le théâtre (ah ! on n'imagine pas ce que fut le bonheur de faire connaissance de Corneille et du Cid à l'âge de huit ans !) ; quelques professeurs aussi m'ont ouvert des horizons insoupçonnés (ainsi M. Godefroid, surnommé Peppone, qui avait créé le ciné-club du lycée : là aussi, le cinéma fut pour moi une révélation), que le pasteur de Mont de Marsan m'a permis d'élargir en me poussant vers des études supérieures, inconnues de ma tribu ! Pasteur auquel je dois aussi d'avoir compris que la fraternité "signifie l'espoir et la promesse du « me voici » dit à l'autre homme sans que la question de son identité constitue un préalable" (Catherine Chalier, La fraternité : un espoir en clair-obscur).

J'ai eu aussi la chance d'avoir rencontré dès 1956 Alain, l'ami de ma jeunesse qui n'a jamais quitté mon cœur, me prouvant l'assertion de Montaigne : "parce que c'était lui, parce que c'était moi". Il m'a fait comprendre que je pouvais aimer au-delà de la tribu et, de plus, il m'a initié, lui, grand lecteur, à la variété de la littérature ("Vous n'imaginez pas le nombre de volumes qui attendent derrière cette porte, dans ce purgatoire... qui attendent qu'une place se libère !" nous dit Jean-Pierre Ohl, dans son Monsieur Dick ou le dixième livre), et je lui dois ma vie professionnelle et d'être devenu ce que je suis. Je lui dois donc d'avoir compris qu'aucun malheur ne résiste devant les splendeurs inégalées de l'art et de la littérature, et qu'on peut transposer "les peines, les punitions, les revers de toutes sortes, pour les vivre à travers la culture – plutôt que dans la réalité de façon à ne pas vraiment souffrir..." (Michel Tremblay, La nuit des princes charmants). Je lui dois enfin d'avoir développé tout au long de ma vie le sens de l'amitié, ce beau sentiment qui nous donne "un peu d'éclat, un peu d'étoffe, un peu de durée" (Léon-Paul Fargue, Haute solitude).

Je n'aurais garde d'oublier le professeur de philosophie qui, s'il n'a pas réussi à me pousser dans les bras de Descartes, de Kant ou de Spinoza (trop forts pour moi ?), m'a fait comprendre les choses de la vie. Comprendre par exemple que, selon les mots de Gide (Journal, 29 janvier 1929), "Chaque âge est capable d'une perfection particulière. C'est un art que de s'en persuader, de contempler ce que les ans nous apportent plutôt que ce dont ils nous privent, et de préférer la reconnaissance aux regrets". Comprendre surtout que, selon les mots de George Darien (L'ennemi du peuple), s'il n'est pas en notre pouvoir de "libérer l'Humanité", nous devons "affirmer l'Homme". Peut-être aussi lui dois-je d'avoir choisi "la vie pure, dure mais pleine de générosité contre la dégradation mercantile du monde urbain. La beauté, l'authenticité contre le frelaté et la pacotille" (Frédéric Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra). C'est à lui sans doute aussi, tout autant qu'à ma grand-mère ou au pasteur, que je dois de relever, au hasard de mes lectures, des phrases comme "Le souci de faire comme tout le monde, de ne pas se sentir trop seul nous dévie souvent de notre voie" (Blanche de Richemont, Éloge du désir), ou comme "Maintenant que je suis vieille, je ne veux plus avoir à m'encombrer de superflu..." (Virginia Woolf, Lettre à Jacques Raverat, 3 octobre 1924).

Beaucoup de chance donc dans toutes les rencontres de ma vie, dont chacune a été unique, nécessaire, désirée peut-être : en ce sens, on peut dire sans doute aussi que la chance, on la saisit, elle est à la portée de la main. Et chacun peut le vérifier, à condition de ne pas être replié sur soi, sur ses acquis, mais prêt à sauter sur "des surprises, quelquefois, et des petits Noëls imprévisibles", que signale Julien Gracq, dans son Entretien avec Jean-Paul Dekiss. Et la plus grande chance, je l'ai eue aussi, la rencontre amoureuse, celle qui n'a rien à voir avec le seul désir sexuel, celle qui nous fait dire quand on tombe sur la bonne personne : « J'ai trouvé », un peu à la manière de l'amitié de Montaigne. Celle qui laisse pendante la question du héros de Cesare Battisti (L'eau du diamant), "Pourtant, l'amour, c'est un grand mystère, vous ne trouvez pas ?" À moins qu'elle n'y donne une réponse définitive...

Oui, j'ai eu toutes les chances, dont celle d'être suffisamment ouvert pour les saisir au vol... Merci à tous, car ça continue grâce aux poètes, aux écrivains, aux cinéastes, aux couch-surfeurs, aux ami(e)s de toute sorte, à mon nomadisme aussi, et aux rencontres si variées que je me demande comment on peut être déprimé !

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