vendredi 29 mars 2013

29 mars 2013 : économie parallèle


C'était un gros homme, de figure régulière et bête, bien campé, un exemplaire doré sur tranches du grade de colonel.

(Louise Michel, La Commune, histoire et souvenirs)



Un scandale de plus ! À la gare de Bordeaux, on ne trouve plus une seule cabine téléphonique. Bravo la Poste ou France Telecom, je ne sais pas qui est responsable de cet enlèvement vergogneux, il y en avait encore il y a six mois. Ne venons donc pas nous plaindre de la pauvreté croissante des gens, alors qu'on leur impose de s'abonner à la téléphonie portable ! C'est ce que j'appelle une contrainte – et sévèrement financière, de même que d'imposer le permis de conduire dans un CV à des jeunes qui, n'ayant encore jamais travaillé, sont censés ne pas avoir de voiture, à moins de l'avoir volée – et après, on s'étonne de la délinquance !

Sait-on ce que coûtent aujourd'hui dans un budget de débutant tous ces abonnements absurdes, internet, téléphonie fixe et mobile, qui d'ailleurs entraînent à d'autres dépenses, vu la publicité encombrante de ces média, et les changements incessants de la technologie qui fait qu'on est toujours en retard d'un train (dans mon cas de plusieurs, puisque je n'ai encore qu'un téléphone mobile basique datant d'il y a dix ans, mais qui marche toujours, et reste largement suffisant pour les besoins que j'en ai !). Et il faut par ailleurs que ces jeunes se logent, impossible de trouver du travail, dans 80 % des cas, près de chez les parents, qu'ils s'habillent et mangent. Le Front de gauche n'a pas tort de fixer le smic minimal pour survivre dans cette jungle à 1500 € nets par mois. Il y a assez de revenus patronaux scandaleux (certains patrons perçoivent, chaque  mois, l'équivalent de l'accumulation des salaires d'une vie entière d'employé de leur boîte) pour permettre ça !

On croule sous des besoins créés artificiellement. On va me dire aussi que lire des livres, c'est un besoin artificiel. Certes, aux temps archaïques, on se contentait d'écouter les conteurs, les aèdes, les bardes, les griots, en plein air ou à la veillée, qui assuraient par leurs histoires et légendes la cohésion du groupe social. Mais on a inventé l'écriture, puis l'imprimerie, et nécessairement, on a fini par communiquer aussi par ce biais-là. Et d'une certaine façon, la littérature aussi a joué un rôle dans l'appartenance au groupe : nos anciens, enfants de la 3ème république, connaissaient tous des textes de Victor Hugo et des fables de La Fontaine. Où est-elle aujourd'hui, cette cohésion ? Même le langage n'est plus commun. La tchatche des ados de banlieue n'a qu'une ressemblance lointaine avec le français, et on s'étonne des difficultés scolaires, et du conflit des générations.

Nourrie à la télévision (de moins en moins), aux jeux vidéo, au MP3 et à la téléphonie mobile, la nouvelle génération ne nous ressemblera guère ; son goût de l'immédiateté et de l'instantanéité lui rendra la vie difficile, nourrie d'impatience, d'incapacité de méditer ou d'apprécier le silence et la lenteur, pourtant nécessaires à exercer la pensée. Certains, heureusement, découvriront, comme Daniel Herrero, qu'il est "possible d'acheter un livre par plaisir, sur un sujet qui n'était pas au programme" (Partir : éloge de la bougeotte). 

 

Mais combien, effrayés par les programmes scolaires qui leur paraissent abscons, mal secondés par des professeurs et des parents complètement dépassés, seront seulement attirés par la spirale du fric-roi, idole de notre société. De grands personnages (ministres, acteurs, présidents), d'ailleurs, leur montrent un exemple déplorable. Où trouveront-ils d'autres modèles ? "Si vous voyiez cette vie affairée, matérielle, avide d'argent ou de grossiers plaisirs, vous en seriez consterné", écrivait déjà George Sand à Charles Poncy, le 26 février 1843, et elle fustigeait la bourgeoisie "sans grandeur, sans entrailles, sans poésie ; elle n'a que de l'esprit, du savoir et de l'habileté, et tout cela lui sert à accomplir le mal". C'est loin de s'être amélioré depuis. Le règne du bourgeois "sournois, rusé et insensible" n'est pas près de finir, puisque le rêve de chacun (ou du moins de beaucoup) est de devenir bourgeois !

Où sont-ils, "les cœurs généreux [qui] voudraient, non s'abaisser pour se niveler, mais élever à eux, en un clin d’œil, tout ce qui est au-dessous d'eux, afin de vivre de la vraie vie de sympathie, d'échange, d’égalité et de communauté, qui est l'idéal religieux de la conscience humaine", que réclamait George Sand dans Un hiver à Majorque ? Dans Un barrage contre le Pacifique, Marguerite Duras dressait un réquisitoire implacable contre la colonisation et décrivait ainsi le quartier français de Saïgon : "La luisance des autos, des vitrines, du macadam arrosé, l'éclatante blancheur des costumes, la fraîcheur ruisselante des parterres de fleurs faisaient du haut quartier un bordel magique où la race blanche pouvait se donner, dans une paix sans mélange, le spectacle sacré de sa propre présence". Remplaçons « race blanche » par bourgeoisie, et on trouvera une description assez juste de nos beaux quartiers.

Ce qui m'étonne le plus, c'est qu'il n'y ait pas plus souvent de descente des misérables par là ! Il est vrai que d'une part, les jeunes des banlieues restent dans leur milieu clos et confiné et que d'autre part, on leur laisse le soin d'organiser une économie parallèle qui leur permet d'y faire circuler un minimum d'argent. Comment, sinon, auraient-ils des téléphones portables, par exemple ? Puisque c'est soi-disant indispensable ! Cette économie qu'on tente de combattre (faut bien faire semblant), mais qui est, plus encore que l'illettrisme, le vrai rempart contre la révolution et l'assaut des hordes barbares contre nos quartiers policés... 
 

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