mardi 20 novembre 2012

20 novembre 2012 : La Grèce au cœur


faire en sorte que la vie des gens soit aussi morte que possible, en particulier au moyen de la production en masse de biens de consommation inutiles et futiles.
(Carl-Henning Wijkmark, La mort moderne)


Une chose est sûre : pour "faire en sorte que la vie des gens soit aussi morte que possible", les bombardements et les massacres, c'est encore ce qu'il y a de mieux, ainsi à Gaza en ce moment. Mais il y a des moyens plus insidieux de les faire mourir à petit feu, en particulier en poussant les gens à acheter des "biens de consommation inutiles et futiles" ou en leur imposant une cure d'austérité par une autre sorte de violence (qui peut aller jusqu'à celle des flics, car comme écrivait Jean Genet, j'ai déjà dû citer cette phrase : "qu'est-ce qui va bien défendre encore la charogne qui ne pense qu'au fric ? Ses flics"), celle du FMI et de Bruxelles réunis, en empêchant toute possibilité de vivre normalement, comme on le voit dans le très beau film documentaire d'Ana Dumitrescu, Khaos, les visages humains de la crise grecque, fruit d'un travail indépendant, sans aucun financement télévisuel, donc libre.

 
Le film a été tourné en début d'année, dans l'urgence ("nécessité de porter la parole et la voix des Grecs au delà des frontières, au delà des clichés"), sous la houlette du blogueur grec Panagiotis Grigoriou (voir son blog http://greekcrisisnow.blogspot.fr/), qui sert à la cinéaste de fil conducteur, d'interprète, d'explicitateur, si tant est qu'on aurait besoin d'en savoir plus. Les témoignages d'une parole libérée sont amplement suffisants : des hommes et des femmes du peuple inconnus, des marins pêcheurs, des tagueurs, des libraires, des professeurs, des restaurateurs, des vendeurs de souvenirs, des associatifs et le magnifique héros de la Résistance grecque contre les Nazis, Manolis Glezos, âgé aujourd'hui de 90 ans, prennent la parole et montrent les conséquences de la crise sur le quotidien des humbles (Dostoïevski dirait « les humiliés et les offensés »), c'est-à-dire de la grande majorité, car il n'y a plus de classe moyenne, laminée par la chute des salaires et le chômage.
Quand on parle de la Grèce, on ne nous cite que des chiffres, le montant de la dette (rappelons que la Grèce a payé avec les intérêts 54 millions de dollars, pour un emprunt de 1 million de dollars fait en 1986 par Papandréou, qu'elle vient tout juste d'avoir fini de le rembourser ; où sont les voleurs ? Sont-ce les Grecs ? Bien plutôt les usuriers, financiers, banquiers, investisseurs et spéculateurs internationaux !), on nous parle des banques qui approcheraient de la faillite, des armateurs et de l'église orthodoxe qui ne paient pas d'impôts (curieux que le FMI et Bruxelles ne s'en prennent pas à eux ! Mais entre riches on se comprend, on se serre les coudes !), bref, on ne voit jamais ce qui se passe au quotidien pour le commun des mortels.
Le film nous montre ce qu'on ne voit pas habituellement : les suicidés (dans un pays où le taux de suicides était presque inexistant avant), les pauvres qui font la queue devant les soupes populaires associatives ("C'est des repas par le peuple et pour le peuple", nous disent les responsables caritatifs, ajoutant que les services de santé leur mettent des bâtons dans les roues, parce que leurs cuisines ne seraient pas aux normes sanitaires, "Et les poubelles que fouillent les gens pour manger, elles sont aux normes ?", rétorquent-ils), les gens désespérés qui vivent dans la rue (conclusion : "la solution, ce n'est pas avec les élections"), les professeurs effondrés parce qu'il n'y a plus de livres ni de crayons, tous ceux qui se battent au quotidien pour garder la tête haute, et aussi ceux qui proposent d'autres solutions. 
Manolis Glezos, par exemple, nous rappelle que l'Allemagne – cette sainte-Nitouche, toujours experte en bons conseils – n'a jamais payé aux Grecs l'indemnité de dommages due pour les exactions nazies pendant la guerre 39-45, alors qu'elle y avait lancé un emprunt forcé ; je rappelle à ce sujet que pareillement l'Allemagne ne nous a jamais payé les indemnités qu'elle nous devait au titre des dommages de la guerre 14-18, alors qu'elle avait empoché sans sourciller l'énorme emprunt (un « cadeau », en fait) que Bismarck nous avait imposé en 1871, et qui n'a pas été pour rien dans son développement économique et militariste ! N'ayons pas la mémoire courte, les donneurs de leçons ultra-libéraux et soi-disant sociaux-démocrates, y en a marre ! Qu'ils commencent, d'abord, à payer ce qu'ils doivent !
Non, la télévision nous montre toujours les mêmes soi-disant experts (maintenant que j'ai deux cents chaînes de télé, je vois les mêmes partout sur toutes les chaînes d'infos, ils mangent à tous les râteliers, principalement quand ils n'ont rien à dire) bêlant leur antienne néo-libérale, dans de pseudo-débats absurdes, qui leur sont grassement payés, en plus. Ana Dumitrescu a choisi de projeter son film dans de vraies salles de cinéma, devant un vrai public, et vient elle-même ou avec ses collaborateurs, pour les débats qui suivent, créant de vrais échanges et non du bla-bla-bla prédigéré. Son film nous permet d'écouter ou de retrouver la voix de notre conscience, de développer notre imagination (comment et quand ça va nous arriver à nous aussi ?), de se dire qu'il faut se dépêcher de nous préparer au futur combat, de nous réunir, de nous associer, avant d'être bientôt nous aussi transformés en mendiants dans une réserve d'Indiens.
Bravo à tous les exploitants de cinéma qui mettent le film à l'affiche plutôt que ces machineries absurdes, tout juste bonnes à décerveler (le dernier James Bond et le dernier Twilight font plus de deux millions de spectateurs en une semaine, sommes-nous devenus une colonie américaine ?), qui encombrent les écrans. Et une chaîne de télévision s'honorerait de le projeter très rapidement, mais y en a-t-il une qui sait ce que c'est que l'honneur ? Non, elles préfèrent projeter ad nauseam les images du duel Coppé/Fillon (comme si ça avait la moindre importance ?), des déboires de nos couples « princiers » à nous (DSK/Sinclair, Montebourg/Pulvar, passionnant, n'est-ce pas ?) ou bien des manifestations fascistes contre le mariage gay (je me souviens de notre grande manifestation d'octobre 2009 de « solidarité avec les femmes du monde entier » qui n'a été couverte par aucune télé ni aucun journal importants ; nous étions pourtant 30000 dans les rues de Paris !), avec des interviews bien senties d'imbéciles heureux.
Mais la Grèce, berceau de la démocratie, la Grèce, soleil de l'humanité (il se trouva un homme et même deux pour aller y décrocher en 1941 le drapeau nazi de l'Acropole, au péril de leur vie !), la Grèce, avec ses philosophes (Platon, Socrate, Aristote, etc.) et écrivains magnifiques (Homère ; les tragiques de l'Antiquité : Eschyle, Sophocle, Euripide ; le père de la comédie : Aristophane ; les modernes : Cavafy, Kazántzakis, Elýtis, Ritsos, Alexakis, Kawadias, Séféris, Vassilikos, Zei, entre autres), la Grèce, que nous portons au cœur plus que tout autre pays, devons-nous laisser crever son peuple ("ils coupent nos vies", dit un des interviewés) parce que les millionnaires et milliardaires qui nous dirigent veulent faire cracher la population plutôt que de s'en prendre aux riches et à leurs taux exorbitants de prêt (ces usuriers sont décidément pires que des négriers) ?
Qu'on y prenne garde : les branches auxquelles nous nous raccrochons encore (pour combien de temps?), nos salaires et nos retraites, notre santé et notre sécurité sociale, notre éducation et notre culture (tout ça ne rapporte pas un sou, qu'on se le dise !), ces branches sont dans le collimateur des nouveaux maîtres du monde, les financiers.
"Nous sommes tous Grecs, plus que jamais", nous dit Ana Dumitrescu.

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