mercredi 12 septembre 2012

12 septembre 2012 : papillons



D'où nous vient cette maladie, cette rage d'encadrer tout le monde, et illico, dans un musée imaginaire, et de bloquer, d'interrompre, pour notre bon plaisir et notre tranquillité, cette métamorphose incessante qu'est l'homme digne de ce nom ?
(Georges Perros, L'occupation et autres textes)


Quand on sort d'une parenthèse (maladie, voyage...), le retour est parfois difficile : il faut retomber sur terre, dans la normalité, ce qui n'empêche pas, comme l'écrit Perros, qu'en fait, il n'y a pas vraiment de normalité, mais une "métamorphose incessante" qui fait qu'on est toujours dans la transformation et que, justement, la maladie, le voyage nous changent. Je repense à ma grand-mère qui, dans les années 50, modifiait la place des meubles de sa chambre pour se mettre en position de métamorphose, justement.
Le voyage en train au sortir de l'aéroport de Roissy a été l'occasion de belles rencontres et d'observer ce phénomène. D'abord il y a eu les rencontres avec les veuves. Sur le carré voisin, j'ai happé une conversation entre deux femmes de mon âge, qui arrivaient de Lille, l'une en direction de La Rochelle, l'autre de Bordeaux. Elles ne se connaissaient pas avant de monter dans le train, s'étaient installées dans un carré et non pas à leurs places numérotées pour essayer de ne pas être trop seules. Très rapidement, la conversation a porté sur le veuvage et sur la maladie qui l'a précédé, sur l'expérience douloureuse du deuil inattendu, l'organisation d'une nouvelle vie après des années de vie commune, la solitude, etc. Et forcément, puisque j'étais à côté, au bout d'un quart d'heure, je me suis immiscé dans leur conversation, pour faire part de mon point de vue, masculin, mais pas si différent du leur. J'ai appris que, comme moi, elles étaient souvent en déplacement. Qu'elles essayaient, vaille que vaille, de redevenir papillon après avoir été enfermées dans la chrysalide du mariage (heureux, pourtant, semblait-il).
"La source ne commence pas. Elle ne finit pas. Cela parce qu'elle donne et que le don n'a ni début ni fin" nous dit Bertrand Vergely, dans Voyage au bout d'une vie. Voilà, j'étais frappé de voir que ces femmes (l'une plus difficilement) alimentaient cette source, en refusant de se laisser encadrer, par exemple en voyage en ne se plaçant pas à la place désignée sur le billet, ce que je fais toujours aussi dans les TGV, étrangement : après tout, c'est ma liberté. Et si quelqu'un vient pour me dire « C'est ma place », je vais m'asseoir ailleurs sur un siège libre, nomadisme oblige. Bertrand Vergely ajoute : "Ce n'est pas le temps qui transforme la vie en naufrage. Ce n'est pas lui qui est un scandale, mais la solitude dans laquelle on laisse s'abîmer les vies. Et derrière elle, c'est le manque d'amour et de foi qui ruine les corps, creuse les visages et vide les regards".
À Saint-Pierre-des-Corps, alors que notre train avait déjà un bon quart d'heure de retard, nous voilà bloqués à la gare ! Une annonce indique qu'une panne d'alimentation empêche notre TGV de continuer à rouler et qu'il faut attendre une solution. Celle-ci viendra après une demi-heure : transfert des passagers à destination de Poitiers dans une rame spéciale de TGV qui s'installe sur l'autre côté du quai. Idem pour les passagers de Bordeaux un quart d'heure plus tard. À aucun moment les deux veuves et moi n'avons fait preuve d'impatience, alors que l'une avait une correspondance à Poitiers, l'autre à Bordeaux, où elle continuait sur Langon. Mais les jeunes, oh ! les jeunes, chacun avec sa petite machine à la main, la poucette de Michel Serres en activité fébrile, s'inquiétaient férocement d'un retard qui grandissait. J'expliquais le problème à mon jeune voisin australien, en anglais, qu'il lui faudrait trouver un autre train pour Bayonne, et je l'ai remis entre les mains d'un autre jeune (dont j'avais appris qu'il revenait de cinq mois en Nouvelle-Zélande et parlait donc beaucoup mieux anglais que moi) qui continuait sur Dax, pour qu'il ne soit pas perdu en gare de Bordeaux. Et j'ai dû au moins rassurer une vingtaine de personnes, en leur disant que j'allais voir le contrôleur, ce que j'ai fait. Ce dernier m'a dit : « Je passerai et prendrai toutes les correspondances et des annonces seront faites pour les signaler au fur et à mesure ». Comme je lui faisais remarquer que nous aurions plus d'une heure de retard, il ajoute : « Ne vous plaignez pas, si la panne était arrivée en pleine voie, ce ne serait pas une heure, mais au moins cinq heures, car les transferts sont plus difficiles à organiser, surtout sur cette ligne où les trains sont fréquents ». J'ai donc rassuré tout mon petit monde, claironnant dans chaque voiture que le contrôleur allait passer.
Et dans notre carré, la conversation a repris, deux jeunes s'étaient mis en face de nous, dont l'un allait à Mont de Marsan, la jeune fille descendait à Poitiers, où elle était étudiante sur le campus. Je me disais qu'avec les progrès techniques, l'immédiateté des communications liées à internet, les oreillettes cramponnées à d'étranges machines, les jeunes générations ne supportent pas le moindre désagrément, la plus petite anicroche, la lenteur et le silence tout simplement... Qui sont pourtant nécessaires à l'exercice de la vie intérieure, ce que j'avais pu mesurer à Venise, où certes on était en groupe, mais dispersés en fait dans nos promenades et nos choix de films, et où on ne se voyait guère qu'au petit déjeuner ou au hasard des rencontres dans la journée. Vergely toujours : "Seule la lumière intérieure aide à vivre quand on se sent abandonné par la vie".
Oui, sans vie intérieure, sans le silence nécessaire à l'élaboration de la pensée, nous nous bloquons. Nous refusons la métamorphose, nous ne devenons jamais papillons.

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