D'où
nous vient cette maladie, cette rage d'encadrer tout le monde, et
illico, dans un musée imaginaire, et de bloquer, d'interrompre, pour
notre bon plaisir et notre tranquillité, cette métamorphose
incessante qu'est l'homme digne de ce nom ?
(Georges
Perros, L'occupation et autres textes)
Quand
on sort d'une parenthèse (maladie, voyage...), le retour est parfois
difficile : il faut retomber sur terre, dans la normalité,
ce qui n'empêche pas, comme l'écrit Perros, qu'en fait, il n'y a
pas vraiment de normalité, mais une "métamorphose
incessante" qui fait qu'on
est toujours dans la transformation et que, justement, la maladie, le voyage nous changent. Je repense à ma grand-mère
qui, dans les années 50, modifiait la place des meubles de sa
chambre pour se mettre en position de métamorphose, justement.
Le
voyage en train au sortir de l'aéroport de Roissy a été l'occasion
de belles rencontres et d'observer ce phénomène. D'abord il y a eu
les rencontres avec les veuves. Sur le carré voisin, j'ai happé une
conversation entre deux femmes de mon âge, qui arrivaient de Lille,
l'une en direction de La Rochelle, l'autre de Bordeaux. Elles ne se
connaissaient pas avant de monter dans le train, s'étaient
installées dans un carré et non pas à leurs places
numérotées pour essayer de ne pas être trop seules. Très
rapidement, la conversation a porté sur le veuvage et sur la maladie
qui l'a précédé, sur l'expérience douloureuse du deuil inattendu,
l'organisation d'une nouvelle vie après des années de vie commune,
la solitude, etc. Et forcément, puisque j'étais à côté, au bout
d'un quart d'heure, je me suis immiscé dans leur conversation, pour
faire part de mon point de vue, masculin, mais pas si différent du
leur. J'ai appris que, comme moi, elles étaient souvent en
déplacement. Qu'elles essayaient, vaille que vaille, de redevenir
papillon après avoir été enfermées dans la chrysalide du mariage
(heureux, pourtant, semblait-il).
"La
source ne commence pas. Elle ne finit pas. Cela parce qu'elle donne
et que le don n'a ni début ni fin"
nous dit Bertrand Vergely, dans Voyage au bout d'une vie.
Voilà, j'étais frappé de voir que ces femmes (l'une plus
difficilement) alimentaient cette source, en refusant de se laisser
encadrer, par exemple en voyage en ne se plaçant pas à la place
désignée sur le billet, ce que je fais toujours aussi dans les TGV,
étrangement : après tout, c'est ma liberté. Et si quelqu'un
vient pour me dire « C'est ma place », je vais m'asseoir
ailleurs sur un siège libre, nomadisme oblige. Bertrand
Vergely ajoute : "Ce
n'est pas le temps qui transforme la vie en naufrage. Ce n'est pas
lui qui est un scandale, mais la solitude dans laquelle on laisse
s'abîmer les vies. Et derrière elle, c'est le manque d'amour et de
foi qui ruine les corps, creuse les visages et vide les regards".
À Saint-Pierre-des-Corps, alors
que notre train avait déjà un bon quart d'heure de retard, nous
voilà bloqués à la gare ! Une annonce indique qu'une panne
d'alimentation empêche notre TGV de continuer à rouler et qu'il
faut attendre une solution. Celle-ci viendra après une demi-heure :
transfert des passagers à destination de Poitiers dans une rame
spéciale de TGV qui s'installe sur l'autre côté du quai. Idem pour
les passagers de Bordeaux un quart d'heure plus tard. À
aucun moment les deux veuves et moi n'avons fait preuve d'impatience,
alors que l'une avait une correspondance à Poitiers, l'autre à
Bordeaux, où elle continuait sur Langon. Mais les jeunes, oh !
les jeunes, chacun avec sa petite machine à la main, la poucette
de Michel Serres en activité fébrile, s'inquiétaient férocement
d'un retard qui grandissait. J'expliquais le problème à mon jeune
voisin australien, en anglais, qu'il lui faudrait trouver un autre
train pour Bayonne, et je l'ai remis entre les mains d'un autre jeune
(dont j'avais appris qu'il revenait de cinq mois en Nouvelle-Zélande et parlait donc beaucoup mieux anglais que moi) qui continuait sur Dax, pour qu'il ne soit pas perdu en gare de
Bordeaux. Et j'ai dû au moins rassurer une vingtaine de personnes,
en leur disant que j'allais voir le contrôleur, ce que j'ai fait. Ce dernier
m'a dit : « Je passerai et prendrai toutes les
correspondances et des annonces seront faites pour les signaler au
fur et à mesure ». Comme je lui faisais remarquer que nous
aurions plus d'une heure de retard, il ajoute : « Ne vous
plaignez pas, si la panne était arrivée en pleine voie, ce ne
serait pas une heure, mais au moins cinq heures, car les transferts
sont plus difficiles à organiser, surtout sur cette ligne où les
trains sont fréquents ». J'ai donc rassuré tout mon petit
monde, claironnant dans chaque voiture que le contrôleur allait
passer.
Et
dans notre carré, la conversation a repris, deux jeunes s'étaient
mis en face de nous, dont l'un allait à Mont de Marsan, la jeune
fille descendait à Poitiers, où elle était étudiante sur le
campus. Je me disais qu'avec les progrès techniques, l'immédiateté
des communications liées à internet, les oreillettes cramponnées à d'étranges machines, les jeunes générations ne supportent pas le
moindre désagrément, la plus petite anicroche, la lenteur et le
silence tout simplement... Qui sont pourtant nécessaires à
l'exercice de la vie intérieure, ce que j'avais pu mesurer à
Venise, où certes on était en groupe, mais dispersés en fait dans
nos promenades et nos choix de films, et où on ne se voyait guère
qu'au petit déjeuner ou au hasard des rencontres dans la journée.
Vergely toujours : "Seule
la lumière intérieure aide à vivre quand on se sent abandonné par
la vie".
Oui,
sans vie intérieure, sans le silence nécessaire à l'élaboration
de la pensée, nous nous bloquons. Nous refusons la métamorphose,
nous ne devenons jamais papillons.
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