lundi 28 août 2023

28 août 2023 : un procrastinateur

 

Lire, c’est entrer dans un univers, le faire sien, trouver notre façon d’en faire notre demeure, de l’habiter secrètement.

(Pierre-Yves Ruff, avant-propos de Le cinquième évangile, Ryner, Han, Théolib, 2014)


Henry James fut mon écrivain favori pendant les années 70/90. Je me souviens qu’en 1974 j’avais apporté son gros roman Les Bostoniennes à lire pendant mon premier voyage en Pologne. J’avais fait remarquer à mon ami polonais Piotr que j’avais déniché au cours de la narration l’expression "ivre comme un Polonais" que je n’avais jamais lue ni entendue auparavant. Et dont j’ai pu constater la véracité lors des divers séjours là-bas, où il n’est pas rare de rencontrer dans les grandes villes des hommes qui titubent ; enfin, n’exagérons pas, ce n’est pas non plus hyper fréquent.

Tout ça pour dire que je rate rarement un film adapté d’une de ses œuvres. J’avais lu sa longue nouvelle (à moins que ce ne soit un court roman) La bête dans la jungle il y a donc une quarantaine d’années. La voici transposée au cinéma par Patric Chiha, un réalisateur autrichien, mais c’est un film français. La nouvelle raconte la curieuse relation entre John Marcher et May Bartram. John Marcher refuse de s'engager dans le mariage : il est persuadé qu’un événement peut-être dramatique va lui fondre dessus, tel une une "bête dans la jungle", et l’anéantir, lui et ses proches. Quand les deux jeunes gens se revoient, bien plus tard, ils renouent une relation, strictement amicale selon les vœux de May. Des années plus tard, May se meurt d’avoir aperçu le "grand événement" que John n’a pas vu. Se recueillant sur sa tombe, John se rend compte qu’il est passé à côté du bonheur de sa vie.

Le réalisateur transpose l’intrigue dans une boîte de nuit, où le récit va se dérouler sur une vingtaine d’années ; John et May ne se voient que là, uniquement le samedi soir. Elle est seule à connaître son secret, cette malédiction qui le poursuit, cette "bête dans la jungle" qu’il craint de façon velléitaire, qui le rend incapable d’agir et d’influer sur son propre destin, par sa propre procrastination. C’est donc un film nocturne, où l’écoulement du temps se fait sentir par les musiques qui changent, par les quelques mots qui s’échangent. J’avais peur de m’ennuyer, et j’étais fasciné.

Nous avons tous une part de procrastination qui nous pousse à ne pas agir, à ajourner, repousser et temporiser, à louper sa vie, par égocentrisme, par peur de s’engager, par imagination morbide. Je pense que si je ne m’étais pas obligé (après ma perforation de l’estomac qui m’avait mis à deux doigts de la mort) à sortir de chez moi, à aller vers les autres, à muter et changer de lieu de travail assez souvent, j’aurais pu être un personnage de la trempe de ce John, seul et sans amis. D’ailleurs, avant la rencontre de Claire, j’étais persuadé de finir célibataire confit dans mes indécisions de velléitaire, dans une certaine nonchalance, dans d’éternels atermoiements, dans des tergiversations définitives. Je l’ai échappé belle !

 

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