jeudi 9 avril 2020

9 avril 2020 : touristes et/ou voyageurs ?


elle a comme un transport d’émerveillement – « transport », un mot désuet, plutôt comique dans ce contexte, car elle est réellement transportée à la hauteur des nuages.
(Olga Tocarczuk, Les pérégrins, trad. Grażina Ehrard, Noir sur blanc, 2010)


Je crois qu’avec la pandémie actuelle, il faut revenir sur ce qu’est devenu le tourisme de masse. Combien de fois ai-je entendu un tel me dire : « Comment, tu n’as pas fait l’Australie ? » ou une telle : « Tu n’as jamais fait le Pérou ? » Et j’avais envie de leur répondre : « Oh oh ! Ces pays n’existaient donc pas, que vous ayez eu besoin de les faire ? » Je comprends bien qu’on utilise le verbe faire pour faire un voyage, une randonnée, une excursion, une promenade, une virée, une traversée, une tournée… Mais faire un pays ? Ou une ville (Venise, Prague, Barcelone, New York…) ? Je n’ai jamais prétendu avoir "fait" la Guadeloupe, où j’ai pourtant vécu et travaillé trois ans, où je suis retourné à trois reprises (2010, 2017, 2020) depuis mon veuvage pour des durées allant de trois semaines à deux mois cette année !


C’est pourquoi j’ai profité du confinement pour me lancer dans la lecture de ce livre, Tourisme, arme de destruction massive, que j’ai trouvé dans ma bibliothèque personnelle, et qui tombe à pic pour me permettre d’éclairer mon opinion sur le voyage. L’auteur nous rappelle la différence essentielle entre un touriste = consommateur de ce qu’on nomme aujourd’hui un "produit de tourisme" qui peut aller d’un "séjour all inclusive" à une forme d’éco-tourisme plus ou moins équitable, en passant par les voyages organisés par les tour-opérateurs dans les sites labellisés Unesco ou non ("Pour être clair, il s’agit de réduire le voyageur d’antan à l’état de consommateur"), entre un touriste donc et un voyageur à l’ancienne pour qui le "voyage engage notre être tout entier et en cela il diffère fondamentalement d’une pratique moutonnière de masse. Il entretient une relation étroite aven une expérience qui ne doit rien à la civilisation des loisirs. Le voyage suppose de s’éloigner du groupe, de la multitude".
Jean-Paul Loubes essaie de nous alerter sur les répercussions dramatiques du tourisme de masse d’aujourd’hui : les centaines de millions de touristes voyagent désormais en déformant, en polluant des sites dénaturés par leur "mise en valeur touristique". Les sites les plus courus sont aujourd’hui parfois menacés de disparition. L’effet UNESCO, lié au classement au Patrimoine mondial, se révèle souvent une catastrophe pour la protection des sites : on déplace les populations entières (exemple des Ouïgours du Xinjiang), on déforme leurs cultures traditionnelles ravalées au rang de folklore. Quant ce n’est pas le déplacement de sites entiers dans des contrefaçons artificielles comme les grottes préhistoriques en fac-similés, prétexte à une sauvegarde qui les dénature pour faire face à "la rapacité du tourisme prédateur" ébahis de se promener après la visite dans des boutiques appelées "comptoirs du patrimoine", sous les auspices de l’Unesco et des ministères de la culture.
L’exemple du Xinjiang chinois démontre, s’il en était besoin, la déculturation de cette région de Chine peuplée d’une minorité musulmane submergée par la sinisation et déplacée. L'auteur se montre véhément dans la dénonciation de la "mise sur le marché de biens culturels transformés en ressources touristiques [avec] la destruction d'ampleur variable des économies, des cultures et des individus", puisque le tourisme, sous couvert de sauver le patrimoine amène les sites ainsi visités à être "irrémédiablement détruits ou défigurés par les installations d’accueil et d’exploitation du tourisme de masse, [dont] le versant invisible [...] échappe à la faible curiosité du touriste pressé : c’est la destruction des économies locales traditionnelles qui étaient le support des cultures et des sociabilités des populations, qui voient la destructuration des équilibres sur lesquels ils s’étaient établis".


Le tourisme de masse est donc dénoncé, parce qu’il ne permet pas vraiment une véritable rencontre entre la partie de la population des pays riches et le reste des habitants de ces terres, évincés des territoires visités ou folklorisés. Parce qu’il entraîne une marchandisation des échanges (le patrimoine est devenu un produit qui doit générer de l’argent, donc finie la gratuité de la visite au Pont du Gard par exemple), des concentrations de personnes qui provoquent des menaces environnementales (exemple de Venise et des paquebots de croisière), une dépréciation continue du tourisme culturel rabaissé à une résonance très superficielle, ce "tourisme de rapidité, celui qui fait le Louvre comme les Charlots font l’Espagne", que dénonçait déjà Michel Deguy en 2006 (cité par l’auteur). Jean-Paul Loubes évoque à peine le tourisme sexuel qui en est la caricature criante.
Mais il signale aussi le côté religieux de ce tourisme : on parle de pèlerinage, de "marchands du temple" (et pas seulement à Rome, La Mecque ou Jérusalem) qui envahissent très rapidement les lieux en question. Car le développement de ce tourisme est lié à l’épanouissement et à l’extension du capitalisme libéral que nous connaissons depuis une quarantaine d’années et de ses dérives productivistes qui touchent aussi ce secteur, devenu la principale source de revenus de bien des pays : d’ailleurs, il est question d’industrie touristique. L’auteur finit par parler de croisade : "Le tourisme, lui, avance masqué sous les discours les plus trompeurs, des leurres qui s’adressent autant à ses troupes qu’aux peuples réduits à l’objet de distraction. Multiculturalisme, diversité, tourisme équitable, retrouver les vraies valeurs, etc. autant d’alibis [politiquement corrects] qui permettent à ces croisades meurtrières de préserver la bonne conscience des croisés".
Les identités locales sont fortement menacées par l’impact de notre civilisation, qui "court vers une mondialisation généralisée et un bougisme obligé", assorti de rapporter des centaines ou plus de photos le plus souvent inutiles. Consciente de cette schizophrénie, notre société "cherche un ancrage dans la stabilité qu’elle croit trouver dans l’idée de patrimoine". Oubliant au passage que le "patrimoine, mot ancien et chose nouvelle, est la mobilisation calculante, comptable, de tout en tant que richesse économique potentielle (valeur) dans la compétition planétaire des sociétés" (toujours Michel Deguy).

vers quinze ans, j'ai lu ce livre pour la première fois dans cette édition

Vive donc le voyage imaginatif, hors des sentiers battus et des marchands du temple, loin des tour-opérateurs et des voyagistes, à la découverte des sociétés réelles ou de soi-même. Suivons Kenneth White qui, dans L’esprit nomade (Grasset, 1987) écrivait : "J’ai une préférence pour les chemins de terre, ravinés, inégaux" et essayons de sortir du conditionnement imposé par la société qui est de "faire aimer aux gens la destination sociale à laquelle ils ne peuvent échapper" (Aldous Huxley, Le meilleur des mondes). Mais ne serions-nous pas déjà dans ce meilleur des mondes ?

1 commentaire:

Berthelot Vincent a dit…

Le temps du confinement, et le décrochage qu'il permet, est l'occasion de nous défaire de la prescription touristique. Le voyage intérieur qu'il offre est l'occasion de préparer sa propre route pour aller voir le monde, bien loin des expériences hors sol que les marchands nous proposent. Chacun est invité à se défaire de ses oripeaux de touristes pour retrouver le sens du voyage.
Nous aurons alors le temps de nous ré enraciner et de réitérer l’abandon du hors sol dans d'autres secteur : l'élevage, l'alimentation, la santé, l'éducation, la consommation, la culture ....
Merci pour votre blog
Amicalement
Vincent Berthelot
Facteur Humain