mardi 8 janvier 2013

8 janvier 2013 : le rêve et la réalité



et je me dis, rien n'est simple, ni toute la vie, ni même le bonheur soudain.
(Maxim Biler, Le droit des jeunes hommes, in L'amour aujourd'hui)



Je reviens de Paris, où j'ai complété mon dossier de voyage, et j'ai bien fait d'y aller, car l'agence n'avait pas la copie de mon nouveau passeport, puisque le précédent s'est périmé en 2012. Et dans le dossier qu'ils avaient réalisé antérieurement pour mon tour du monde annulé, c'était l'ancien : résultat, je n'aurais même pas réussi à pénétrer dans le port du Havre. J'avais oublié de mettre à jour le dossier quand j'ai fait faire mon passeport nouveau, qui sera sans doute le dernier, car je ne suis pas sûr de voyager encore au-delà de 2022 ! J'ai donc passé quelques jours à Paris après un arrêt-éclair à Poitiers. Sans être absolument guéri (le rhume persiste), je vais nettement mieux, et j'ai repris goût à manger, pas trop tôt...
Paris, où j'ai été fastueusement reçu par mes cousins, comme d'habitude. Je suis allé voir l'exposition sur Les enfants du paradis (le film de Carné et Prévert) à la Cinémathèque, complétée par la galerie des donateurs qui présentait des documents sur l'ensemble des films de Carné et le Musée du cinéma. Très bel ensemble, avec de nombreux documents originaux (affiches, manuscrits et notes de travail, photographies, costumes, appareils de projection anciens, extraits de films, etc.). Malgré tout, réservé aux purs cinéphiles. Et aussi The Museum of everything au Chalet Society, centre d'art, Boulevard Raspail. Là, il s'agit d'art brut, de créateurs autodidactes, ou qui en tout cas, ont développé une œuvre en marge des courants institutionnels, voire dans l'anonymat le plus complet. C'est une sorte de bric-à-brac foutraque, où des peintures naïves minuscules ou géantes voisinent avec des marionnettes, des objets de toutes sortes fabriqués avec des matériaux de récupération, des réalisations mystiques, notamment de l'Américain Henry Darger (1892-1973), dont les œuvres littéraires et artistiques ne furent découvertes qu'après sa mort (article sur wikipedia). Mon cousin (et artiste, vidéaste et poète) Blick, qui m'a entraîné dans cette visite, me recommande d'aller voir le Musée d'art brut de Lausanne. Peut-être avec Mathieu ?
 Certaines n’avaient jamais vu la mer -
Bien sûr, j'avais aussi emporté des livres, notamment ceux qu'on m'a offerts pour mon anniversaire. Certaines n'avaient jamais vu le mer, de Julie Otsuka (Phébus, Prix Fémina étranger) est un étrange roman dans lequel il n'y a pas un héros, mais une foule d'héroïnes : il n'est donc pas écrit à la première ni à la troisième personne du singulier, mais à la première personne du pluriel : ce « nous » extraordinaire donne une originalité incroyable au récit qui s'étale sur une vingtaine d'années et qui s'apparente au fabuleux livre d'Annie Ernaux, Les années, mais sur un ton très différent. Les héroïnes sont des Japonaises auxquelles des prétendants (eux-mêmes japonais, mais déjà installés aux USA) ont payé le voyage aller, dans le but de les épouser. Ils leur ont fait miroiter une conjugalité parfaite (elles sont quasiment violées dès leur arrivée) et une vie matérielle aisée (alors qu'ils sont tous ouvriers agricoles fort rustres et vivent dans une misère noire). Elles vont donc rapidement déchanter. Déjà leur voyage en mer s'apparentait plus au commerce d'esclaves du XVIIème siècle qu'à une croisière ! Une fois sur le continent, elles sont contraintes de suivre leurs maris sur leurs lieux de travail et de les y aider, dans des conditions misérables. La cohabitation avec les Américains, dont elles ne connaissent pas la langue, est difficile. Peu à peu, pourtant, les familles s'installent dans des quartiers japonais, en ville, envoient leurs enfants à l'école où eux s'adaptent bien, mais finissent par déconsidérer et mépriser leurs parents. Enfin, la guerre fait peser sur eux une énorme suspicion, on les considère comme traîtres et ils sont évacués de la zone côtière pour être placés en camps d'internement. On n'entendra plus parler d'eux. Roman fascinant, surprenant, qu'on ne lâche pas.
 La liste de mes envies
On m'avait offert aussi La liste de mes envies, de Grégoire Delacourt (Lattès). L'héroïne, Jocelyne (elle a épousé un Jocelyn, sans passion, parce qu'il fut le premier à la regarder comme une femme, et qu'elle était enceinte de ses œuvres), tient un petit commerce de mercerie à Arras. Elle mène une vie étriquée, ses deux enfants ont grandi et sont loin, son mari est en passe de devenir contremaître. Ils ont vieilli et elle s'en rend compte : "J'ai vu ces années sur son visage, j'ai vu le temps qui nous éloigne de nos rêves et nous rapproche du silence". Sa seule joie, le site internet qu'elle a créé, "dixdoigtsdor", où elle donne de nombreux conseils de couture, tricot, broderie, crochet, aussi bien que sur les différentes sortes de fil et de tissus. Ce site a un succès phénoménal et fait revenir à la mercerie une clientèle qui l'avait désertée pour les grandes surfaces. Elle a deux amies, les jumelles qui tiennent la boutique de coiffure et d'esthétique voisine. De temps en temps, Jocelyn (qui rêve d'une belle voiture) l'emmène en week-end au Touquet, voir la mer. Et voilà qu'un jour, les deux voisines lui font part de leur rêve : « Si on gagnait au Loto ? Tu devrais y jouer toi aussi ! » Ce qu'elle fait, et pour son premier jeu, elle gagne le pactole : plus de 18 millions d'euros. Elle ne dit rien à son mari ni à personne, va chercher son chèque, écoute attentivement les conseils des psychologues (c'est, paraît-il, traumatisant de devenir brusquement très riche), et se demande ce qu'elle peut bien faire d'une pareille somme : elle dresse la liste de ses besoins – ça ne va pas chercher bien loin – puis celle de ses envies... Et elle poursuit sa petite vie sans même encaisser le chèque qu'elle a caché dans une chaussure. Car elle n'ose pas s'autoriser des fantasmes : "Je possédais ce que l'argent ne pouvait pas acheter mais juste détruire. Le bonheur. Mon bonheur, en tout cas. Le mien. Avec ses défauts. Ses banalités. Ses petitesses. Mais le mien". Bien sûr, ce bonheur est fait de petits riens, à mille lieues de ce qu'elle avait pu imaginer plus jeune : "J'ai rêvé d'une histoire d'amour absolu ; j'ai rêvé d'innocence, de paradis perdus, de lagons ; j'ai rêvé que j'avais des ailes ; j'ai rêvé d'être aimée pour moi sans que j'aie besoin d'être bienveillante". Il faudra un choc et une grosse déception – je n'en dis pas plus pour ne pas tout dévoiler – pour que Jocelyne assume enfin sa vérité. La liste de mes envies est un roman léger (ce qui ne veut pas dire sans intérêt, au contraire, ça change de ces lourds pensums que sont beaucoup de romans traitant d'un sujet de société), d'une écriture agréable et directe (on croirait que c'est écrit par une femme, tant l'auteur a intégré les pensées et même le corps d'une femme), où les clichés de la vie quotidienne abondent parce que nécessaires à l'histoire (l'usure du couple, l'acceptation, la résignation, les rêves), mais qui touche au cœur. Sur le même sujet et dans un tout autre style, voyez le film Les Tuche, quand il passera à la télé.
Pour voir la mer, pas besoin d'être appelées en mariage par des menteurs (Certaines n'avaient jamais vu la mer), ni de gagner au loto (La liste de mes envies), ni – peut-être ? – de partir en cargo. On peut aussi l'imaginer, et le rêve n'est-il pas souvent supérieur à la réalité ?

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