lundi 21 février 2011

21 février 2011 : penser le Mal

11 août 1962 : Regard, le mien, collé au grincement des choses. Monde de silence. Besoin de m'inventer dans la nuit, avec des mots qui me coûtent tellement. […]
(Alejandra Pizarnik, Journaux, 1959-1971)

Il ne se passe pas de semaine, de jour même, sans que ne ressorte à la télévision, dans les journaux, l'annonce crapuleuse de viols parfois suivis de meurtres. Ce qui oblige chaque fois à penser le Mal (à penser le Mâle ?), à se demander : comment est-ce possible ? Surtout quand on sait que nous ne connaissons que la face émergée de l'iceberg monstrueux de ce genre de violences. Eh oui, dans la plupart des cas, les victimes ne se plaignent pas, n'envisagent pas de se plaindre, vont même parfois par se sentir coupables. Car il faut encore que "les mots entrent dans les choses", comme l'écrit le poète. Encore tout récemment, une jeune fille (ben oui, j'en connais !) me confiait qu'un de ses oncles avait tenté d'abuser d'elle quand elle avait quatorze ou quinze ans, ou à tout le moins s'était livré sue elle à des attouchements indélicats. Bien sûr, elle n'en a rien dit à ses parents, mais s'est bien gardée désormais de se retrouver seule avec lui.
Dans son recueil Les petits, Frédérique Clémençon nous livre une nouvelle terrible : Deux tu l'auras. Le héros, Selim, qui fréquente le lycée, se fait harponner par d'anciens camarades de classe ("nous, à côté, on est des minables. Des minables en putain de BEP de merde dans un bahut de merde"), qui l'obligent à des relations sexuelles non désirées : – Allez, viens maintenant, on veut pas te faire de mal. On veut même te faire plutôt du bien, Selim, du bien, tu comprends ? Mais après faudra rien dire à personne. D'accord ? À personne. » Avant de le brutaliser. En rentrant, Selim, "submergé par la honte", ne dit rien à sa mère, incapable qu'il est de soutenir son regard, "dont il s'était soudain senti indigne". Et surtout, il sait que ça va recommencer, tous les jours. Il faudra que Selim trouve une solution pour mettre fin à ce martyre. Que personne ne connaît, ni ses professeurs ou camarades de classe, ni sa mère.
Car, de quelque façon que ce soit, ce genre de monstruosités (incestes, violences sexuelles répétées) relève presque du domaine de l'indicible. Comment en témoigner ? À la limite, ça se révèle plus aisément quand c'est suivi d'un crime, car dans ce cas-là le violeur se dénonce lui-même, en quelque sorte. Sinon, personne n'en sait rien. D'abord, est-ce croyable ? Les violentés sont dans la situation des survivants des camps de la mort auxquels les SS affirmaient : "De quelque façon que cette guerre finisse, nous l'avons déjà gagnée contre vous ; aucun d'entre vous ne restera pour porter témoignage, mais même si quelques-uns en réchappaient, le monde ne les croira pas. […] si quelques-uns d'entre vous devaient survivre, les gens diront que les faits que vous racontez sont trop monstrueux pour être crus" (Primo Levi, Les naufragés et les rescapés). 
 
La comparaison peut sembler sacrilège. Je ne le crois pas. Le violeur, comme l'exterminateur nazi, cherche avant tout à annihiler complètement l'individu (homme, femme, garçon, fille) qu'il cherche à violenter, à le sortir de l'humain, à en faire un non-homme, grâce à quoi lui se range dans la catégorie de l'homme supérieur, qui peut tout faire subir aux déchets de l'humanité qui lui tombent sous la main. Et c'est aussi pourquoi le violé n'arrive pas à témoigner, dans neuf cas sur dix. Car il ne reste plus en lui (en elle) assez d'humain pour cela. Il (elle) n'est pas mort, il (elle) a survécu, mais il y a entre le dicible et l'indicible ce reste, ce résidu, comme un couteau planté dans la gorge, qui continue à produire la honte. Et les mots ne viennent pas : ce sont "des paroles obscures / Qui marchent sous le poids du temps" (Georges Jean, Parcours immobile). Heureux sont ceux et celles qui trouvent encore une béquille dans l'amour familial ou amical, pour ne pas basculer irrémédiablement dans la folie ou le suicide. Ou dans l'écriture, dans l'art, pour sublimer la matière de leurs pleurs et ne pas se sentir tout à fait exclus du monde normal.
Alors, oui, on ne parle pas. Sans doute aussi parce que ce genre d'événement relevant de l'incongru, de l'anormal, de l'incompréhensible, du jamais vu, on n'a pas eu avant de mots à répéter, qui pourraient servir de base à une conversation sur le sujet. On aurait l'impression de se trouver en situation de s'écouter parler et de se regarder en train de s'écouter parler, dans un miroir qui ne peut pas renvoyer une image positive. C'est ainsi que les rescapés d'Auschwitz ou des camps de concentration pendant longtemps n'ont rien su, ou pu dire, à part quelques intellectuels (Primo Levi, Robert Antelme...). Et c'est ainsi que les incestes, les viols, les tournantes ont encore de beaux jours devant eux. Car dans ces affaires-là, personne ne parle d'holocauste ! Pourtant que de jeunes vies fauchées ou détruites ! Sait-on seulement combien de maladies psychiques dérivent de ces atrocités ?
Il faudrait pouvoir "tenir séparées l'innocence et la culpabilité – donc venir à bout, d'une façon ou d'une autre, de sa propre honte", ainsi que le dit excellemment le philosophe italien Giorgio Agamben dans son beau livre (et difficile) Ce qui reste d'Auschwitz (éd. Rivages). Comme on voudrait pouvoir redire avec Henri Michaux : "je me mis à faire le hérisson, dans une suprême défense, dans un dernier refus" ! Oui, faire le hérisson, se mettre en boule, tenter de ne plus voir autour de soi le Mal qui rôde, l'ennemi qui nous est contraire, ou considérer l'horreur avec indifférence, comme le faisaient les SS. Mais nous ne sommes pas des nazis, nous sommes des hommes, et j'ai envie de rester un homme...
Ensuite, comment échapper au ressentiment ? En refusant de patauger dans le passé, de faire de l'événement un absolu qu'on ne peut bien sûr pas assumer. Rappelons-nous la fin du Procès de Kafka, quand le bourreau le tue, Joseph K pense : "C'était comme si la honte dût lui survivre". Cette honte que Levinas définit comme "le fait d'être rivé à soi-même, l'impossibilité radicale de se fuir pour se cacher à soi-même, la présence irrémissible du moi à soi-même" (De l'évasion). Seul le pardon, peut-être, donne la force de ne plus se fuir et de regarder en face le Mal dans son étrangeté douloureuse.

2 commentaires:

Anne-Marie T. a dit…

Merci, JP, d'aborder ce sujet. Ce "mal" n'arrive pas qu'aux autres et on ne s'en remet jamais. Le pardon, non, c'est impossible.

Unknown a dit…

Oui, Jean Piere, c'est formidable d'avoir le courage d'aborder le problème et de le dire aussi bien...