vendredi 16 juillet 2010

16 juillet 2010 : Les dépossédés

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Dans le froid d’Europe, sous les grisailles pudiques du Nord, on ne fait, hors des carnages, que soupçonner la grouillante cruauté de nos frères, mais leur pourriture envahit la surface dès que les émoustille la fièvre ignoble des tropiques.
(Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit)

Je sors de chez moi. Devant le marchand de journaux, ou devant le supermarché, je trouve régulièrement une ou plusieurs de ces personnes qui mendient, certaines en provenance des pays de l'est, mais d'autres bien françaises. Ce phénomène, que je croyais disparu dans les années 70 (on ne voyait guère que quelques clochards, et les bidonvilles semblaient s'être volatilisés, il faut croire que la misère ne faisait que se terrer), s'est amplifié depuis une quinzaine d'années, fruit amer du libéralisme et du développement modernes.
Peu d'écrivains se sont penchés sur ce phénomène. Il y eut autrefois Jack London, avec Le Peuple de l'abîme (récemment réédité sous le titre Le peuple d'en bas chez Phébus), plongée stupéfiante dans les bas-fonds de Londres en 1902, terrifiante description des bouges, de la prostitution, de l'exploitation des enfants, livre que je recommande évidemment, particulièrement à ceux qui détournent les yeux chaque fois qu'ils passent devant un SDF, en faisant semblant de ne pas le voir, comme s'il était transparent. Plus près de nous, George Orwell a fait part de son expérience personnelle de miséreux : Dans la dèche à Paris et à Londres (disponible dans la collection de poche 10/18) raconte ses errances de chômeur et de clochard à la fin des années 20, c'est tout aussi extraordinaire de véracité dans le tableau de la misère, de la crasse, de la faim, des cafards, et une ahurissante description du travail quand il y en a ! Et encore, conclut-il : « j'ai conscience d'avoir tout au plus soulevé un coin du voile dont se couvre la misère. » Dans les années 30, il y eut aux Etats-unis le splendide Louons maintenant les grands hommes (dernière édition chez Plon en 2002), le reportage de James Agee (accompagné d'un photographe) sur les métayers pauvres de l'Alabama, et dans le domaine romanesque la grande fresque de Steinbeck, Les raisins de la colère. Tous ces livres sont passionnants.
Et voici que, sur les conseils de Gilles, et en profitant d'un passage chez ses parents, j'ai déniché dans sa bibliothèque le document de Robert Mc Liam Wilson, Les dépossédés (Points Seuil 2007), reportage d'un style assez voisin de celui d'Agee sur les exclus de Londres, Glasgow et Belfast au début des années 90. Le livre, mêlant textes et photos, relate le reportage que McLiam Wilson a effectué au cœur des quartiers pauvres de ces trois villes, accompagné d'un très jeune photographe, Donovan Wylie. McLiam Wilson prouve que la pauvreté s’aggrave et s’est considérablement développée avec le thatchérisme. Cette plongée dans l'enfer de la pauvreté a profondément affecté l'auteur, au point qu'il a dû laisser le photographe seul à Glasgow. À peu de choses près, nous sommes en effet dans l'Angleterre de Dickens ou dans celle de Jack London.
Tant pis pour ceux que ça hérisse (« Nous avons, semble-t-il, un talent fou pour trouver supportables les souffrances des autres », nous rappelle l'auteur), mais on ne rencontre ici que le chômage (ou des emplois très mal payés), des taudis, des violences dues au fait que ce n'est pas parce qu'on est vers le bas qu'on ne peut quand même pas essayer de dominer (violences des hommes sur les femmes : c'est dans ces cas-là qu'on voit le plus clairement que « l‘un des signes les plus éloquents de la personnalité d‘un homme, c‘est la manière dont il traite sa femme », des Protestants sur les Catholiques ou vice versa), les difficultés nombreuses dues à l'alimentation médiocre, aux dettes, au manque de soins, au manque de tout. La pauvreté se développe en particulier dans les franges inférieures de la classe moyenne, les sans-abri ne sont que la partie émergée et voyante d'un immense iceberg.
Et cependant, aucun misérabilisme, un constat simplement : bien entendu, d'aucuns trouveront ici (surtout ceux qui ferment les yeux) du parti pris (notamment dans la condamnation du thatchérisme), peut-être du manichéisme. Je dirais que c'est un livre militant (et nous en manquons cruellement aujourd'hui) qui nous fait rencontrer de l'intérieur des écorchés, des échoués, des indigents (ceux que nous a montrés au cinéma Ken Loach), des exclus du modèle libéral. Ouvrons les yeux, la réalité est manichéenne, tout simplement. D'ailleurs, l'auteur ne cache pas que, malgré les malheurs, il y a aussi des bribes de bonheur, notamment grâce aux enfants, pour lesquels ces pauvres gens espèrent malgré tout (si on ne les leur enlève pas) une vie meilleure dans le futur. Grâce à une certaine chaleur dans les relations humaines, aussi : « Assis dans la cuisine ou le salon de parfaits inconnus, je ne pouvais m’empêcher de penser que je n’aurais sans doute pas été reçu avec cette chaleur et cette disponibilité dans les banlieues cossues. » Et pourtant, comment vivre pendant ces longues journées sans emploi, vides et sans espoir ?
L'auteur vient des quartiers pauvres de Belfast. Il sait donc de quoi il parle, il sait regarder les ravages perpétrés par les années Thatcher. Qu'il s'agisse des femmes (très beau portrait de Gabrielle, qui tente vainement de s'en sortir), des blacks (sublime Henry, qui cumule le fait d'être noir et pédé !), des Catholiques de Belfast (les Protestants pauvres s'estiment supérieurs !), de l'éducation, du logement, du travail à temps partiel ou plein, du mensonge (avec cette excuse que l'auteur trouve aux dépossédés : « Nous mentons sur les détails de nos existences que nous trouvons inacceptables »), de la fraude (mais comment faire autrement pour s'en sortir : si on trouve du travail au noir, mieux vaut ne pas le signaler pour ne pas perdre les maigres allocations, les fraudeurs sont qualifiés par l'auteur de « voyous innocents »), des centres d'accueil pour les sans abri, du harcèlement policier (« La police, quand elle est confrontée à un problème qu‘elle ne sait pas résoudre - un problème politique - trouve comme seule échappatoire le harcèlement continu d’un certain groupe humain »), McLiam Wilson montre à l’œuvre un processus de décomposition, qui le met au désespoir, tant il est saisi d'empathie pour ces personnes en souffrance. C'est pourquoi, après Londres, il ne peut affronter Glasgow. Laissant le photographe seul, à la fois furieux et décomplexé : « Je vois mieux et je montre mieux les choses sans ses angoisses d’écrivain qui me brouillent la vue. » Les images en noir et blanc montrent souvent des corps comme déstructurés devant des logements ou des paysages qui semblent en attente.
Et, mine de rien, l'auteur nous met le nez droit sur nos mauvaises idées : ainsi les remarques que l'on fait souvent, nous « gens bien », du genre « s’ils sont tellement pauvres, comment se fait-il qu’ils aient la télévision ? Comment peuvent-ils se payer le luxe de fumer ? » Ou de jouer. « Le jeu constitue une autre incarnation du fantasme d‘une prospérité improbable. Pour un individu qui dispose de peu d’argent, les jeux de hasard sont les séduisants miroirs aux alouettes d’espoirs tristement impossibles. » Là aussi, au bureau de tabac-journaux voisin, je suis saisi d'effroi devant les sommes colossales dépensées dans tous les systèmes de jeux : lotos divers, grattages, visiblement de la part de gens qui n'ont pas grand-chose. Mais, nous dit l'auteur, « Tenter sa chance au jeu quand on est pauvre relève du suicide pur et simple. Sa séduction se trouve tout entière dans le leurre flou de gains mirifiques. Mais ces gains mirifiques dépendent de mises tout aussi mirifiques. »
L'auteur nous engage non seulement à regarder ces dépossédés, mais à ne pas nous sentir différents d'eux : « …ça me ferait mal de penser que je suis différent d‘eux. Je pourrais très facilement me retrouver dans la même situation. Nous pourrions tous très facilement nous retrouver dans leur situation. Il est bon de garder cette pensée présente à l‘esprit. » Eh oui, il suffit de peu de chose pour chuter, pour sombrer : un licenciement (chose courante aujourd'hui), l'impossibilité de trouver un travail (n'est-ce pas, Henry ?) et un logement décent (chose tout aussi courante), un divorce, un accident du travail, une maladie, l'impossibilité de remplir (et de les comprendre) les papiers nécessaires pour percevoir les allocations minimales, et l'argent manque, les dettes s'accumulent. Oui, il suffit de peu de chose, et alors « …il arrive un moment où l‘on se retourne pour regarder son existence, et on découvre qu‘on n‘a aucun engagement avec personne, aucun lien humain, et qu‘on est tout seul. On est vraiment tout seul. »
Voici donc une fois de plus un livre exceptionnel, un livre engagé, un livre vrai. Et qui nous rappelle notre responsabilité : ne laissons pas le libéralisme aveugle nous étouffer ! Car, depuis Céline, la pourriture de nos frères dominants ne se limite pas aux Tropiques, elle a pignon sur rue chez nous. Elle a pour noms marchés, actionnaires, propriétaires, financiers, banquiers, industriels, hommes politiques, marchands d'armes, de drogues licites (tabac, alcool, jeux, pharmacie) ou illicites, et tous les valets à leur solde, policiers, militaires, marchands de soupe télévisuelle (je vous laisse en rajouter). Si on continue à se laisser dominer par ces gens-là, la pauvreté, je devrais dire la misère, qui s'est notoirement aggravée, a encore de beaux jours devant elle.

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