vendredi 28 août 2009

28 août 2009 : l'odieux pouvoir "masculin"


Ils sont rares, les mariages heureux. C’est un peu contre nature. On ne peut enchaîner ensemble les volontés de deux êtres qu’en mutilant l’une d’elles, sinon toutes les deux.(Romain Rolland, Jean-Christophe, La nouvelle journée)

Certes, je ne partage pas toujours les idées exprimées dans le roman torrentueux qu’est Jean-Christophe, dont je viens d’achever une nouvelle lecture. Aucun rapport avec ma lecture d’adolescent, dans les trois volumes en livre de poche, avalés sans doute en une ou deux semaines. Là, j’ai mis plusieurs mois, une lecture lente, comme pour suivre ce fleuve, me baigner dans ses eaux limpides ou troubles, de sa source (L’aube) à l’embouchure (La nouvelle journée). Je ne sais ce qui m’a le plus plu, peut-être les parties sur l’adolescence du héros (Le matin, L’adolescent, La révolte) ou sur l’amitié (Dans la maison). En tout cas, pendant les derniers mois de la vie de Claire, Jean-Christophe m’a considérablement aidé à vivre ; quand j’ai lu : “Il avait fait maintenant à peu près le sacrifice de son égoïsme ; et cela lui donnait la clairvoyance du cœur”, j’ai compris ce que je devais être, et comment mieux me comporter.
Quand je regardais Claire, pendant ses dernières semaines, je saisissais instantanément ce que Romain Rolland avait écrit ; “Ce n'est point par les paroles qu'on agit sur les autres. Mais par son être. Il est des hommes qui rayonnent autour d'eux une atmosphère apaisante, par leurs regards, leurs gestes, le contact silencieux de leur âme sereine”. Oui, Claire nous a accompagnés, Mathieu, Anne et moi (et les autres qui passaient épisodiquement la voir), par sa sérénité, et quand elle n’a plus pu parler, par de simples regards que j’ai encore au fond des yeux.

Maintenant, sans doute elle s’est éloignée. Mais, lis-je toujours dans ce merveilleux roman : “Il partit. Il s‘éloigna d‘elle. Il ne la quitta point. Comme dit un vieux trouvère, « l‘ami ne quitte son amie que quand son âme y consent ».” Oui, quand on aime, quand on s’est aimés, quand on s’est donnés — et qu’on a accepté les petits accrocs et ennuis passagers du mariage — notre âme ne consent point à abandonner l’autre. Mon amie Odile, à qui je rendais visite en début d’après-midi, vingt ans encore après le décès de son compagnon, ne consent toujours pas. Et c’est en vivant qu’on se souvient d’eux (nos morts), non pas en restant dans un deuil ressassé. Là encore, Jean-Christophe a beaucoup à nous dire : “Car le plus sûr chemin qui nous rapproche de nos morts, ce n'est pas de mourir, c'est de vivre. Ils vivent de notre vie, et meurent de notre mort.”

C’est aussi pour cela que je bouge beaucoup, profitant du beau temps et de la belle saison. Et que je me suis composé un programme de déplacements assez dense pour les prochains mois. Claire aurait aimé, elle le désirait. C’est elle qui voulait que j’accomplisse en son nom le voyage en cargo qu’elle n’a pas pu faire. Vivre, c’est le plus bel hommage qu’on lui rende !

Et que je vais beaucoup au cinéma ou regarde des DVD à domicile (et que je continue à lire beaucoup). Je viens de voir Partir, de Catherine Corsini. Un couple bourgeois, lui chef de clinique boursouflé de certitudes, elle qui, maintenant que les enfants sont adolescents, voudrait reprendre son travail de kinésithérapeute (“ça apporte du bien-être aux autres”, dit-elle), et surtout se laisse soudain embarquer dans une passion irrépressible pour l’ouvrier qui vient faire des travaux dans leur maison : “Je ne peux pas faire autrement”, avoue-t-elle avec ingénuité à son mari. Ce dernier, bourgeois et macho jusqu’au bout des ongles, pour qui sa femme fait partie de ses biens, au même titre que sa maison, ses tableaux, sa clinique, ses enfants et sa voiture, et même ses patients, ricane d’abord : “tu es pitoyable”. Puis il lui décoche des propos venimeux : “la bourgeoise et le prolo”, et surtout il profite de son pouvoir de notable masculin pour priver sa femme de tout argent et, tant qu’à faire, pourquoi se gêner, priver de travail l’ouvrier en question. L’amour va-t-il résister à la pénurie ? Propriétaire lésé, le mari ne peut accepter d’être quitté pour un inférieur. Et quand, contrainte et forcée, Suzanne revient au bercail, il la viole quasiment. Mais il oublie qu’entretemps elle a découvert la liberté, en fuyant la prison dorée du faux ménage. Elle ne supporte plus cet amour d'avare, et ça se termine en tragédie. Bien sûr, on sent les tensions sociales, la lutte des classes, la lutte des sexes, mais surtout le pouvoir omniprésent de l’homme nanti, de l‘argent triomphant, de la propriété souveraine, qui va jusqu‘à posséder des êtres humains. Lucile m’ayant déniché une petite anthologie de Rousseau préfacée par Romain Rolland, j’y trouve confirmé la validité du film : “Concurrence et rivalité d'une part, de l'autre opposition d'intérêts, et toujours le désir caché de faire son profit aux dépens d'autrui : tous ces maux sont le premier effet de la propriété” (Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l'origine de l'inégalité).

Et tout récemment encore, j’ai vu sur DVD La malédiction des hommes-chats, réalisé par Robert Wise en 1945 (titre absurde, qui voulait surfer sur la vague de La féline, dont ce serait une pseudo-suite, mais c‘est un autre très beau film, nullement inférieur), qui est une sorte de conte merveilleux, où une petite fille solitaire se laisse entraîner par son imagination, au point de devenir amie de la première femme de son père, dont elle voit le fantôme. Le père, évidemment, voudrait ramener sa fille au sens commun, avec la même violance que le mari de Partir voudrait ramener sa femme à la raison. Au contraire du film moderne, le film ancien finit bien, le père comprenant in fine que, s’il veut que sa fille cesse de chercher des amis imaginaires, il faut d’abord qu’il l’aime, lui.
Donnant raison magnifiquement à Romain Rolland, toujours dans notre roman : “L'amour ! la plus divine des choses humaines, quand il est un don de soi. La plus sotte et la plus décevante, quand il est une chasse au bonheur...” Et, ajouterai-je, une chasse à la propriété des êtres humains !

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