dimanche 20 mars 2011

20 mars 2011 : la tribu des accueillants


C’est un brave homme, ce qui est plus rare qu’un homme de génie.
(Mihail Sebastian, Journal, 1935-1944)

On se plaint, et ça m'arrive aussi, de ce sentiment de solitude né du monde moderne, ou qui a peut-être toujours existé. Mais à l'inverse, il y a ce peuple étrange de ceux que j'appelle les accueillants qui, même si on ne les connaît pas, sont capables de transcender les barrières, d'abattre les cloisons, de détruire les murs. De faire des choses gratuitement, par humanité pure. De donner à manger à ceux qui ont faim, à boire à ceux qui ont soif, de visiter des prisonniers, de vêtir ceux qui sont nus, de voir des malades, d'accueillir les étrangers (cf Évangile de Matthieu, 25,35-45). Ceux qui font qu'on peut encore avoir confiance dans l'être humain. Ceux qui sont des gens bien.
Prenez C. par exemple. Je le connais depuis trois ou quatre ans, et il était resté pour moi une simple connaissance, que je voyais à l'occasion, quand je passais à la bibliothèque. Et puis, il découvre que je me suis inscrit, sur les conseils de ma fille, sur le site de couch surfing. Oh ! C'est tout récent, et je n'en avais pas encore fait grand usage. Il a réussi à me joindre par internet, et m'a invité à dîner la semaine dernière. Il y avait aussi là six étudiants, de six nationalités différentes, un peu pour me montrer à quoi ressemble un couch surfer : c'est quelqu'un qui n'hésite pas à proposer le gîte et même le couvert à des inconnus venus de loin. Un accueillant. Un type bien. J'avoue qu'il m'a épaté, j'ai passé une très bonne soirée. Les étudiants, tous Erasmus, étaient ravis, et chacun participait, qui à la cuisine (excellente tortilla de l'Espagnole, par exemple), qui à mettre le couvert, qui à débarrasser et à laver ou essuyer la vaisselle. Je leur ai lu mes deux chansons incluses dans mon recueil de poèmes, il fallait bien que je remercie tout ce beau monde !
Prenez G. Lui, c'est un ami, un collègue, mais tellement plus jeune que moi qu'il aurait pu ne pas tomber en amitié. On s'est connus au moment même où la maladie de Claire se déclarait. Je travaillais encore. Il m'a été d'un grand secours. J'avais quelqu'un auprès de qui m'épancher, avec qui faire un tour à vélo le samedi matin ou aller me délasser au cinéma. Et, après le décès de Claire, voyant que je souffrais moralement, il m'a invité, à passer quelques jours chez ses parents au bord de la mer. J'ai donc fait la connaissance de Y. et M. À peine plus âgés que moi, ils m'ont reçu comme un fils surnuméraire. Et j'ai passé chez eux des jours merveilleux. Depuis, je les revois souvent. Ce sont, comme leur fils, des accueillants. Des gens bien, qui m'épatent à chaque rencontre, et me font penser à ce mot de Cocteau : "Notre engagement est chose de l’âme. Il consiste à ne pas s’y réserver un pouce de confort" (La difficulté d’être).
Prenez Ch. Elle aussi, c'est une amie, une ancienne collègue, qui fut sous mes ordres. Difficile, j'en sais quelque chose, de se lier d'amitié avec son supérieur. Il y a là une barrière qu'il faut franchir. Qu'il faut même abattre. Il faut se transcender. Sans doute au départ, pensant qu'elle serait par trop esseulée dans cette île lointaine, est-ce nous qui l'avons d'abord accueillie, en l'invitant chez nous presque tous les week-ends : Claire était une formidable accueillante. Mais elle nous l'a rendu au centuple. Elle nous a prêté son appartement pour visiter la Bretagne quand elle n'y était pas ; nous y sommes allés quand elle y était aussi. Elle a toujours été dans le don, dans l'empathie, quand Claire a été malade. On savait qu'on pouvait compter sur elle, sur ses cartes empreintes de bienveillance, où elle glissait quelques citations de poètes ou d'écrivains qui nous tenaient chaud au cœur. Une accueillante. Une fille bien.
Prenez F. et C., un couple qui s'est installé pas loin de chez nous au plus fort de la maladie de Claire. Quand je les vois, je pense aux Béatitudes : "Heureux les doux, car ils hériteront la terre". Jamais vu de personnes aussi douces. Lors de la maladie de Claire, je savais que je pouvais compter sur C. pour lui tenir compagnie, tandis que j'allais faire ma matinée de service au jardin associatif. Ou simplement pour me dépanner, me permettre de sortir et de souffler. Après sa mort, combien de fois suis-je allé chez eux m'inviter à dîner pour fuir les murs nus de la maison déserte et pour parler d'elle ? C. m'a même prêté un roman maritime que j'ai emporté et lu sur le cargo. Des accueillants, des gens bien. Qui pestent comme moi contre les loyers trop élevés, contre cette manie de mettre des barrières partout dans les quartiers résidentiels.
Prenez A. Quand Claire a été au plus mal, pendant les neuf mois de l'accouchement difficile de son agonie, tous les mois, elle est venue passer trois ou quatre jours à la maison, laissant mari et enfants (petits pourtant) se dépatouiller tout seuls, pour me seconder, pour accompagner Claire, pour partager des morceaux de sa vie difficile. Ce n'est pas rien : c'est dur, le regard d'un malade et délicat d'ajuster le sien au niveau adéquat. Je suis admiratif devant ce dévouement, cette générosité, cette constance dans la tendresse, dans l'amour. Je ne suis pas sûr que beaucoup en soient capables. C'est une accueillante, une fille bien.
J'arrête là l'énumération, car des accueillants, j'en connais évidemment bien d'autres. Toutefois, ils ne sont pas si nombreux que ça. Le monde s'est hérissé de portes blindées, de portails électriques, de murs, de remparts (voyez ceux entre Israël et la Palestine, entre les USA et le Mexique, entre l'Inde et le Bangladesh, et il y en a sans doute bien d'autres que j'ignore ; comment veut-on que les simples particuliers n'érigent pas de murailles quand les états donnent un si mauvais exemple ? On peut toujours se gargariser d'avoir abattu le mur de Berlin !), de barbelés, de frontières, de check-points. Jusqu'aux clubs de vacances qui sont entourés de murs, sans doute pour ne pas effrayer le monde des pauvres alentour. La planète devient peu à peu un immense camp de concentration, où chacun va être emprisonné, parfois dans un cocon doré, souvent dans des lieux sordides.
J'ai lu chez Jorge Semprun (Le grand voyage) : "Dans les camps, l'homme devient cet animal capable de voler le pain d'un camarade, de le pousser vers la mort. Mais dans les camps l'homme devient aussi cet être invincible capable de partager jusqu'au dernier mégot, jusqu'à son dernier morceau de pain, jusqu'à son dernier souffle, pour soutenir les camarades". Le camp dont il parle était Buchenwald, et il généralise. Mais j'en conclus que certains hommes, même placés sous le règne de la plus noire des barbaries, pouvaient rester des accueillants.
Et ce que j'espère, c'est pouvoir intégrer ce groupe, cette tribu : accueillant, un des plus beaux mots de la langue française.

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