vendredi 31 janvier 2014

31 janvier 2014 : « Lulu, femme nue », ou la parenthèse enchanteresse


être blessé constitue l'occasion de réfléchir à la blessure et aux mécanismes de sa répartition, de découvrir qui d'autre souffre de frontières perméables, de violences inattendues, de spoliations.
(Judith Butler, Vie précaire : les pouvoirs du deuil et de la violence après le 11 septembre 2001, Amsterdam, 2005)

Mais quoi, il faut de tout pour faire un monde, et pour faire et même refaire – le monde, et notamment de ces parenthèses que je surnommerai "enchanteresses" par référence à ce film de 2000, La parenthèse enchantée, de Michel Spinosa, que j'avais beaucoup aimé, et qui raconte l'après-mai 68 et les années 70, qui furent effectivement une de ces parenthèses heureuses (dont les jeunes bénéficient encore aujourd'hui sans s'en rendre compte) comme le furent les années d'immédiate après-guerre (cf les films documentaires Les jours heureux, de Gilles Perret, et L'esprit de 45, de Ken Loach). Parenthèses qui sont sur le point de se terminer, avec l'accumulation des rétrogradations des conquêtes sociales (largement entamées par la violence des années Thatcher en Angleterre et la lâcheté, l'insensibilité, l'arrogance des années Sarkozy et Hollande en France), et maintenant avec la montée en puissance des réactionnaires de tous bords (cathos intégristes en premier lieu, fachos qui se dissimulent derrière eux, racistes qui ne se cachent plus, etc.) qui vont finir par nous faire reculer de plusieurs décennies dans le domaine des idées, de la morale et de la liberté...
Aussi, quand je découvre un film aussi osé, libre, fin et subtil que Lulu, femme nue (tiré d'une BD de Davodeau), je suis en droit d'espérer que d'autres parenthèses peuvent toujours s'ouvrir. Lucie, dite Lulu (une Karin Viard magnifique), a oublié qu'elle vivait, qu'elle existait, étiolée, vampirisée, coincée entre son mari garagiste et ses trois enfants ; maintenant qu'ils ont grandi, elle voudrait recommencer à travailler. Pas facile, à quarante ans ! Elle quitte donc son village pour postuler un emploi de secrétaire à Saint-Gilles-Croix-de-vie : l'entretien d'embauche se passe mal, elle est jugée morne, mal habillée, « on garde votre dossier sous le coude, on vous rappellera s'il y a quelque chose ». Elle téléphone à son mari avant de reprendre le train, et s'entend répondre : « Je te l'avais bien dit, j'en étais sûr, mais tu veux toujours faire ton intéressante ! » Après réflexion, elle ne prend plus le train mais une chambre à l'hôtel. Elle se promène sur la côte et semble ressusciter au grand air, à la lumière, fouettée par le vent. Elle savoure un temps suspendu, sans obligations domestiques.
Lulu femme nue
Au fond, la réflexion de son mari, ajoutée aux humiliations de l'entretien d'embauche, lui a fait prendre conscience qu'elle peut encore vivre, se révolter et, pour commencer, s'ouvrir une parenthèse dans son terne quotidien. Respirer, ouvrir les yeux, redécouvrir son corps, retrouver le sourire malgré la solitude. Et malgré les coups de téléphone de son mari qui râle et lui coupe rapidement les finances (sa carte bancaire est déclarée volée, elle ne peut plus retirer d'argent), de sa fille aînée, une ado difficile, de sa sœur qui lui rappelle ses responsabilités, non seulement elle ne rentre pas, mais elle prolonge son séjour en bord de mer, en quête d'elle-même… Et elle va faire ces rencontres imprévues qui changent une vie. D'abord celle du rondouillard Charles (Bouli Lanners, extra), un type bizarre, dont la douceur et la bonhomie contrastent avec la rudesse (pour ne pas dire violence) de son mari ; Charles, récemment sorti de prison, est surveillé par ses deux frères, absolument hilarants (Pascal Demolon et Philippe Rebbot), qui lui servent de "gardes du corps". Il lui avoue qu'il n'a pas fait l'amour depuis deux ans (« et moi, depuis six ou sept ans », lui rétorque Lulu), il tombe amoureux d'elle. Et c'est réciproque : elle est toute étonnée de découvrir de la tendresse chez un homme.
Deuxième rencontre, peut-être décisive : Marthe, une vieille femme bavarde et esseulée, chez qui elle finit par s'installer. Sans compter Virginie, la jeune serveuse de bar houspillée par sa patronne (Corinne Masiero, formidable, comme toujours), en qui Lulu reconnaît la perdante sur le point de s'éteindre qu'elle-même a trop longtemps été. Avec l'aide de Marthe, Lulu va aider Virginie à reprendre vie elle aussi. Je n'en dis pas plus : j'ai beaucoup ri, j'ai été ému jusqu'aux larmes et je me suis dit que tout de même, c'est bon de s'offrir de temps à autre une parenthèse dans sa vie ! On est à cent lieues de Elle s'en va, film médiocre avec Catherine Deneuve, sorti l'an dernier, sur un sujet voisin. Ici, tout sonne juste, vrai, chaleureux, et en même temps optimiste : une femme renaît, qui s'est dépouillée de son rôle social (épouse, mère). Une femme nue qui plonge dans la mer, sous les yeux effarés de sa sœur venue la semoncer et qui repart éblouie par cette liberté reconquise. En quelque sorte, le récit d'une émancipation : à noter, j'étais le seul homme dans une salle remplie de spectatrices ; j'en étais fier !

Aucun commentaire: