mardi 14 août 2012

14 août 2012 : in memoriam, Isabelle Jan (1930-2012)


il est de certaines sensations silencieuses dont le vague n'exclut pas l'intensité.
(Charles Baudelaire, Le confiteor de l'artiste, in Le spleen de Paris)

On rencontre tous dans le courant de la vie des êtres lumineux, originaux, lunaires, subtils, humains par tous leurs aspects, qui nous apportent beaucoup, qui nous permettent peut-être d'apporter à notre tour aux autres. Isabelle Jan était de ceux-là. Comme je ne lis plus la presse professionnelle c'est seulement aujourd'hui, en faisant une banale vérification sur internet, que j'apprends sa mort survenue au mois de février dernier. Isabelle Jan, éditrice, écrivain et spécialiste de la littérature pour la jeunesse, était une femme formidable qui m'a beaucoup donné, tant par les cours qu'elle donnait en 1969/70 à l'École nationale supérieure des bibliothèques que par l'animation des multiples stages sur le livre pour la jeunesse organisés par « La Joie par les livres », que j'ai faits sous sa tutelle dans les années 70, ou par sa participation dans les jurys du certificat d'aptitude aux fonctions de bibliothécaire en spécialisation jeunesse. Elle était la fille de Jean Cassou, un de ces grands intellectuels de l'entre-deux-guerres, écrivain et poète, conservateur du Musée d'art moderne, jusqu'à sa révocation par Vichy, grand résistant (groupe du Musée de l'homme), et la nièce du philosophe Vladimir Jankélévitch, dont elle utilisa la première syllabe pour son pseudonyme.
Papa Moumine Et La Mer de CollectifUn des titres de la Bibliothèque internationale
Pour le jeune homme ignorant de la littérature pour la jeunesse (et d'ailleurs presque de la littérature tout court) que j'étais alors (puisque je n'ai commencé à lire vraiment que vers douze ans, et presque tout de suite des classiques pas spécialement écrits pour les jeunes), elle fut une véritable initiatrice au service des écrivains du monde entier, par la formidable collection Bibliothèque internationale qu'elle dirigea chez Nathan, et qui me fit découvrir entre autres la Finlandaise Tove Jansson (Moumine le Troll, et ses suites, resté un des mes dix livres favoris), l'Anglaise Philippa Pearce (et son remarquable Tom et le jardin de minuit), la Suédoise Astrid Lindgren (Rasmus et le vagabond), l'Espagnole Ana-Maria Matute (Nin, Paulina et les lumières dans la montagne), l'Américaine Laura Ingalls Wilder (La petite maison dans les grands bois), la Japonaise Tomiko Inui (Le secret du verre bleu) ou le Français François Sautereau (le fabuleux Un trou dans le grillage). Son Essai sur la littérature enfantine (paru aux Éditions ouvrières en 1969 pour la première fois), m'a soutenu dans mon travail : Isabelle Jan avait elle-même été initiée dans ce domaine par le fonds extraordinaire de la prestigieuse bibliothèque de « L'Heure joyeuse », rue Saint Séverin à Paris. Mais au hasard des conversations avec elle, dont le franc-parler, la complicité intellectuelle étaient toujours stimulantes, elle m'a fait lire aussi Jean-Jacques Rousseau (Julie ou la nouvelle Héloïse, me certifiant que c'était passionnant, et ce l'était), Makarenko (et son extraordinaire Poème pédagogique) ou l'Anglais Sterne dont elle publia une édition critique du Livre des snobs chez GF Flammarion, aussi bien qu'apprécier La flûte enchantée de Mozart.
Critique, elle a aussi écrit sur Alexandre Dumas, Andersen et Charles Dickens (trois de mes auteurs-phares). Je suivais avec attention ses propres écrits. J'ai eu le plaisir de la revoir une dernière fois vers 1987 au Salon du livre de Paris, où j'avais acheté son dernier roman (Le Fin fond, chez Ramsay), qu'elle me dédicaça de la façon suivante : « pour Jean-Pierre Brèthes, lecteur, en dépit de son métier ». Par sa fréquentation des professionnels des bibliothèques, elle avait dû remarquer qu'une grande partie d'entre nous ne lit pas grand-chose, voire rien (un comble, quand même). Je viens d'apprendre qu'elle a également publié des poèmes que je vais tâcher de me procurer.
Jamais elle n'a pris les enfants pour des imbéciles, et elle serait sans doute effrayée aujourd'hui par la profusion commerciale de cette littérature, où le pire (énorme) côtoie le meilleur (très rare). Elle m'a fait lire tous les grands classiques de la littérature pour la jeunesse (Alice au pays des merveilles, les Aventures de Tom Sawyer et Huckleberry Finn, Pinocchio, Les Contes du chat perché, La maison des petits bonheurs, Le merveilleux voyage de Nils Holgersson, et bien d'autres), en me faisant prendre en compte leur dimension littéraire et artistique, leur richesse psychologique et mythique. Et surtout la vraie dimension de l'enfance, que seuls les grands auteurs (Andersen, Collodi, Mark Twain, Marcel Aymé, Selma Lagerlöf, Colette Vivier, entre autres) ont su intégrer "dans la continuité de la vie", dans "l’expression sans cesse renouvelée de la condition humaine, serrée au plus près, dans son étrangeté et sa banalité" : d'où aussi son admiration pour Dickens. Enfin, elle a aussi publié en 1975 une des meilleures anthologies de poésie pour la jeunesse : Poèmes de toujours pour l’enfance et la jeunesse (aux Éditions ouvrières). 
 
Je n'oublierai pas Isabelle Jan.

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