dimanche 21 décembre 2025

21 décembre 2026 : champ de bataille

 

Une vieille carcasse, soupirait-il, je suis devenu un vieux manche à balai, une cafetière cabossée, un moteur qui tousse, un sommier déglingué.

(Philippe Claudel, Le chasseur de cauchemars, in Le monde sans les enfants,, Stock, 2006)

    

                 Ce matin, comme tous les matins, je suis allé à la boulangerie acheter le pain.Seulement, on est dimanche. Et tous les samedis soirs, un certain nombre de jeunes du quartier occupent les terrains jouxtant le centre commercial, et y font la fête à leur manière. Ils boivent, mangent, discutent, font un peu de bruit, parfois un rodéo de moto. Et le lendemain matin,le résultat ressemble à un terrain laissé par une armée en déroute.

                         Par terre, ce ne sont qu'emballages de victuailles, bouts de plastique, poches en papier, canettes de sodas divers, bouteilles d'eau en plastique, mégots de tabac ou de cannabis et autres détritus qui jonchent le sol sur un assez vaste territoire. Et bien sûr, le dimanche matin, le personnel municipal chargé du nettoyage ne passe pas.

                 Bien sûr, tous les vieux croutons dans mon genre râlent. Alors que j'approche de mes 80 ans, je découvre que je suis devenu la "vieille carcasse [...], un vieux manche à balai, une cafetière cabossée, un moteur qui tousse, un sommier déglingué", comme le vieux monsieur que l'on trouve dans la nouvelle de Philippe Claudel. Et de vitupérer contre les jeunes, de ronchonner en pensant que c'était mieux dans notre temps et que le monde file un mauvais coton.

                    Mais était-ce mieux autrefois ? C'est facile de critiquer ces jeunes désœuvrés, fruits de notre civilisation actuelle. Je remarque qu'il n'y a presque que des garçons, de vingt à trente ans environ. Souvent sans travail, ils semblent se regrouper pour avoir l'impression d'exister. Il m'est arrivé de les interroger ou de parler parfois avec eux. Ils voudraient bien travailler, mais ne veulent pas d'un salaire en dessous de 3000 €. Ranger leurs déchets, ce serait enlever le boulot de leurs anciens qui sont payés pour ça. Aller se regrouper ailleurs ? Où sont donc les Maisons des jeunes et de la culture d'autrefois ? Les centres sociaux sont dévolus aux enfants et ne les intéressent plus dès qu'ils ont dépassé 14 ou 15 ans.

                    C'est toute une jeunesse perdue, sans repères, qui a loupé l'école et ne semble pas s'intéresser à grand chose. Mais peut-être avons-nous une responsabilité dans tout ça. La surconsommation, l'argent-roi, les écrans omniprésents, le manque d'idéal, les défauts et les excès de la modernité, la culture en jachère, laissent les jeunes (et parfois aussi les moins jeunes) démunis...

                    Bon, ça va passer, peut-être suis-je dans une mauvaise passe en ce moment. Depuis une dizaine d'années, je n'aime pas ce moment de soi-disant fête et le mois de décembre me paraît le moins agréable de l'année. Vive l'an prochain !

                       

                     

 

samedi 20 décembre 2025

20 décembre 2025 : un décès, encore

Est-ce étrange qu’on puisse rire, s’amuser, être joyeux avec cette éternelle certitude de la mort ?

(Sylvie Blotnikas, Maupassant, Octave et moi, L’Harmattan, 2022)

 

                    Hier a été inhumée Huguette K., ma voisine de la Tour Mozart, dont elle était partie en 2019 pour rejoindre un EHPAD tout proche. Depuis son départ, j'allais passer près d'elle un après-midi par semaine. Je lui racontais ma vie, mes rencontres, mes joies, mes peines, mes vagabondages et déplacements. Depuis notre rencontre, en 2013 je crois, on s'était peu à peu apprivoisés, et je ne me voyais pas l'abandonner comme ça, sous prétexte qu'elle était coincée dans son EHPAD. 

                     De fait, les confinements de 2020 ont été très durs pour elle. Nous n'avions plus le droit d'entrer dans la maison de retraite où les mourants ne pouvaient même pas revoir leurs proches une dernière fois et s'éteignaient dans une solitude terrible  Je donnais à Huguette des rendez-vus téléphoniques ; je lui disais qu'à 15 h je passerai sur le chemin derrière la clôture, et si elle pouvait sortir de sa chambre et se mettre côté parc où il y avait une table de camping et deux chaises, elle pourrait nous apercevoir et on pourrait se dire bonjour, voire papoter un peu à distance.

                  Ma sœur Maryse, qui a passé le confinement chez moi, est venue aussi et a fait sa connaissance. Une fois le confinement venu, elle a décidé de rencontrer Huguette et d'aller aussi la voir une fois par semaine. Ainsi, à nous deux, nous passions deux après-midis par semaine avec Huguette (sauf quand j'étais en vagabondage en France pour voir des amis ou de la famille), et ce jusqu'à la semaine dernière. Depuis deux mois déjà, sa santé avait beaucoup décliné. Je me demandais à chaque passage si je ne la voyais pas pour la dernière fois.

                    Repose en paix, Huguette ! Comme pour mes vieux amis de Poitiers, Georges et Odile, disparus en 2021 et 2022, dont on parlait beaucoup ensemble de leur vivant, tu as été quelqu'un de très important pour moi, et j'espère t'avoir apporté un peu de réconfort dans tes dernières années. Tu m"auras appris à me familiariser avec les EHPAD où, depuis quelque temps, je suis devenu bénévole, en tant que visiteur de personne isolée ou lecteur pour des petits groupes. Je n'ai plus peur de vieillir, on peut encore se rendre utile ! Apporter un peu de sourire, un peu de joie, un peu de souffle d'air venant de l'extérieur. Je ne m'en croyais pas capable, mais oui, et je dirais volontiers que nous le pouvons tous.

         

L'EHPAD qui hébergeait Huguette
           

 

vendredi 5 décembre 2025

5 décembre 2025 : Le poème du mois : La Fontaine

 

Agamemnon : La bêtise a des pieds légers, elle ne touche pas la terre mais marche dans la tête des hommes pour leur ruine : et elle les saisit, l’un après l’autre, quand elle veut. 

(Alessandro Barrico, Homère, Iliade, trad. Françoise Brun, Albin Michel, 2006

 

                    Eh oui, on en revient toujours à ce cher La Fontaine, quand on voit tant de gens ne savoir pas se contenter de ce qu'ils ont sous la main, et veulent toujours plus et mieux : tel n'a pas la nourriture qu'il souhaite (comme dans Le héron, autre fable avec la même moralité et qui précède la fable ci-dessous dans le livre du grand homme), tel aujourd'hui n'a pas la dernière voiture à la mode, ou la maison dont il rêve, ou une femme à sa prétendue hauteur, ou le boulot qu'il espérait... J'ai lu la fable suivante à mon groupe de lectrices et de lecteurs, tous nonagénaires qui attendent mes lectures avec impatience. Tous, toutes ont bien compris la morale. 

 

La Fille

Certaine fille un peu trop fière
Prétendait trouver un mari
Jeune, bien fait et beau, d'agréable manière.
Point froid et point jaloux ; notez ces deux points-ci.
Cette fille voulait aussi
Qu'il eût du bien, de la naissance,
De l'esprit, enfin tout. Mais qui peut tout avoir ?
Le destin se montra soigneux de la pourvoir :
Il vint des partis d'importance.
La belle les trouva trop chétifs de moitié.
Quoi moi ? quoi ces gens-là ? l'on radote, je pense.
A moi les proposer ! hélas ils font pitié.
Voyez un peu la belle espèce !
L'un n'avait en l'esprit nulle délicatesse ;
L'autre avait le nez fait de cette façon-là ;
C'était ceci, c'était cela,
C'était tout ; car les précieuses
Font dessus tous les dédaigneuses.
Après les bons partis, les médiocres gens
Vinrent se mettre sur les rangs.
Elle de se moquer. Ah vraiment je suis bonne
De leur ouvrir la porte : Ils pensent que je suis
Fort en peine de ma personne.
Grâce à Dieu, je passe les nuits
Sans chagrin, quoique en solitude.
La belle se sut gré de tous ces sentiments.
L'âge la fit déchoir : adieu tous les amants.
Un an se passe et deux avec inquiétude.
Le chagrin vient ensuite : elle sent chaque jour
Déloger quelques Ris, quelques jeux, puis l'amour ;
Puis ses traits choquer et déplaire ;
Puis cent sortes de fards. Ses soins ne purent faire
Qu'elle échappât au temps cet insigne larron :
Les ruines d'une maison
Se peuvent réparer ; que n'est cet avantage
Pour les ruines du visage !
Sa préciosité changea lors de langage.
Son miroir lui disait : Prenez vite un mari.
Je ne sais quel désir le lui disait aussi ;
Le désir peut loger chez une précieuse.
Celle-ci fit un choix qu'on n'aurait jamais cru,
Se trouvant à la fin tout aise et tout heureuse
De rencontrer un malotru.